“Cioran, le complice du néant” – Jean-Paul ENTHOVEN

Le Point, 10 Novembre, 2011

Cioran ressuscite dans la prestigieuse “Bibliothèque de la Pléiade”. Avec ses fureurs, ses insomnies, ses anathèmes, son grand style.

Mausolée ? Catafalque ? Boîte de Pandore ? Quel que soit le mot, le fait est : voici les dix livres d’Émile Cioran enfin rassemblés dans un volume qui, à l’avenir, fera une redoutable concurrence à sa tombe du cimetière Montparnasse. Un démiurge facétieux – lui-même ? son fantôme ? – y a scellé un demi-siècle d’éruptions, d’anathèmes, de fureurs. Dix livres en tout : ceux qu’il écrivit en français, à l’exclusion de ses oeuvres de jeunesse, plus problématiques. Dix chefs-d’oeuvre, donc, des merveilleux Syllogismes de l’amertume à De l’inconvénient d’être né. Dix blocs sans concession, obsessionnels, tonitruants, polis comme des diamants. Devant ce volcan sur papier bible, Cioran – qui avouait avoir connu “plusieurs formes de déchéance, y compris le succès” – aurait bien ri (oui, ce complice du néant riait beaucoup…) et se serait étonné : c’est donc cela, l’éternité ? Vraiment pas de quoi s’en faire un monde… Du coup, ce climat de consécration posthume ravive les souvenirs : qu’on me permette ici d’en revisiter quelques-uns.

Je me souviens, par exemple, du Cioran-Neveu de Rameau qui, dans sa mansarde de la rue de l’Odéon, m’affirmait que les livres ne servaient à rien et qu’il avait bien l’intention d’en écrire encore quelques-uns afin de le prouver…

Ou du Cioran très lucide qui m’avait laissé le soin de défendre ses Exercices d’admiration chez Bernard Pivot et qui, le lendemain, dans une allée du Luxembourg, constatait avec un dépit amusé que c’était à moi, et non à lui, que des téléspectateurs de la veille demandaient un autographe ou une dédicace : “Vous comprenez maintenant pourquoi je ne me montre jamais…”

Et, plus triste, le dernier souvenir, celui du Cioran attaché sur son lit de l’hôpital Broca, avec son labyrinthique cerveau figé par la maladie, qui grignotait les bouquets de violettes qu’on lui apportait…

Tous ces Cioran vivent, et survivront désormais, sous leur linceul de cuir chagrin. Ajoutons-y, pour faire bonne mesure, le mystique privé de foi, l’exilé de Dieppe, l’espion qui rôdait autour de Dieu, le quasi-bouddhiste, le misanthrope, le joyeux drille désespéré, l’apostat de lui-même, l’amoureux de Sissi, l’orthodoxe amoral, l’amateur de fêlures (lire, dans ce volume, son texte éblouissant sur The Crack-Up de Fitzgerald) et le Balkanique abonné aux céphalées. Un seul absent dans ce volume : le jeune homme au vitalisme dévoyé (euphémisme), le “Roumain, trop Roumain” qu’il fut avant de devenir un étincelant styliste français. Tout cela mérite quelques précisions.

Drolatique et noir

D’abord, une évidence : Cioran est un immense écrivain. Un maniaque du vide dont l’antisystème ferait passer les Stoïciens pour d’incorrigibles noceurs. Il est, surtout, un maître incomparable pour qui veut déconcerter l’illusion, foudroyer l’idéal ou dénuder les sentiments. Son coup de génie : apprendre à chacun que le pessimisme est la condition d’un certain bonheur et que l’optimisme est la voie royale des désastres. De ses obsessions majeures – le suicide, l’insomnie, les apocalypses qui se font attendre, les querelles théologiques, l’inanité de toute conviction… – il a tissé une sagesse drolatique et noire. L’action ? Les hauts faits ? Le destin ? Ces drogues l’ennuient, et il les abandonne volontiers aux âges dépourvus d’ironie. Fut-il généreux ? Absolument. Mélancolique ? “Par devoir.” Compatissant ? – À peine, puisque “nul ne peut assister au désespoir d’autrui pendant plus d’un quart d’heure”. Son seul vice : la musique. Bach comme unique réfutation de l’à-quoi-bon ? On lui pardonnera cette faiblesse. Aimer Cioran revient ainsi à s’acclimater au royaume du pire. Par chance, le sien était irrigué par la prose nerveuse de l’intelligence.

Venins du fanatisme

Pourtant, ce nihiliste n’a pas jailli de nulle part, et c’est à partir de là que le cas Cioran ressemble à celui d’un “M. Arkadin” des Carpates. Jeune intellectuel d’avant-guerre, sa première vie n’échappa guère aux tumultes de l’Histoire : il fut – on ne l’apprendra qu’après sa mort – proche de la Garde de fer de l’antisémite Codreanu (comme son ami Mircea Eliade) ; de plus, il milita pour l’avènement d’un “Conducator” fascisant et assista, sans émoi particulier, aux pogroms de 1941 à Bucarest. On le retrouvera même à Vichy comme représentant culturel de son gouvernement. Cinq ouvrages écrits entre 1934 et 1940 – dont la regrettable Transfiguration de la Roumanie – naîtront de ces saisons douteuses à propos desquelles Cioran observa un silence farouche – et bien vain depuis que la chute de Ceausescu a permis d’accéder à des archives accablantes. Ces faits sont connus et établis.

Pourtant, l’élégant préfacier de ces “OEuvres” – bien que peu avare de circonvolutions “littéraires” – n’y fait que de pudiques allusions. Ce manquement à la vérité, fût-elle désagréable, est non seulement malhonnête mais absurde dans la mesure où c’est, précisément, parce qu’il fut coupable en roumain que Cioran, traduisant Mallarmé, décida d’être innocent en français. Il avait expérimenté in vivo, et dans son esprit, les venins du fanatisme, du désir d’absolu, et il changea de langue comme on se vaccine. Partant, son oeuvre à partir de 1949 (date de publication du Précis…) doit se lire comme une volonté de rédemption. Rares, très rares, sont les écrivains qui, dans une même existence, parviennent à devenir le contraire de ce qu’ils ont été. Et qui ont le génie de transfigurer leurs délires d’autrefois pour bâtir, pierre à pierre, un bréviaire d’incroyance. Fils de pope, Cioran s’est beaucoup repenti à sa façon – sans le dire. Ce fut sa noblesse et son drame secret. Il est dommage que des zélateurs trop pieux l’en privent au moment même où ils prétendent l’honorer.

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