Simone BouĂ© et Norbert Dodille, âInterview de Simone BouĂ© par Norbert Dodilleâ dans Lectures de Cioran, Paris, LâHarmattan, 1997, p. 11-41 [Dodille.fr]
Sans lâaffectueuse pression de Marie-France Ionesco, il mâaurait Ă©tĂ© impossible de parvenir Ă arracher cette interview Ă Simone BouĂ© qui sây montrait extrĂȘmement rĂ©ticente. Cette interview est en effet la seule quâelle ait jamais accordĂ©e.
âCâest Cioran qui mâintĂ©resse, pas moiâ
Simone BouĂ©, qui ĂȘtes-vous, qui Ă©tiez-vous avant de rencontrer Cioran ?
Vous savez, câest Cioran qui mâintĂ©resse, pas moi.
Vous pourriez dire tout de mĂȘme quelques mots sur vous. Vous ĂȘtes nĂ©e en VendĂ©e ?
Oui.
Vous avez fait des Ă©tudes dâanglais ?
Oui.
En Vendée ?
Ah non, on ne pouvait pas faire des Ă©tudes dâanglais en VendĂ©e ! La VendĂ©e dĂ©pendait de lâUniversitĂ© de Poitiers, et câest lĂ que jâai commencĂ© mes Ă©tudes.
AprÚs ?
AprĂšs, jâai eu une bourse pour venir Ă Paris et prĂ©parer lâagrĂ©gation. Je suis arrivĂ©e Ă Paris en quarante. A ce moment-lĂ , tout Ă©tait dĂ©sorganisĂ©. Le grand philologue Huchon sâĂ©tait suicidĂ© Ă lâentrĂ©e des Allemands. JâĂ©tais complĂštement nulle en philologie. Or, il fallait pour prĂ©parer lâagrĂ©gation passer au prĂ©alable un diplĂŽme avec une Ă©preuve orale de philologie. Si Huchon avait Ă©tĂ© lĂ , je nâaurais jamais Ă©tĂ© reçue. A sa place, il y avait un type qui nâen savait pas beaucoup plus que moi. Jâai donc Ă©tĂ© reçue au diplĂŽme, et je me suis mise Ă prĂ©parer lâagrĂ©gation, plus ou moins sĂ©rieusement dâailleurs, parce que je nâallais pas souvent au cours.
Câest comme cela que jâai fait la connaissance de Cioran, non pas au cours dâagrĂ©gation, mais parce que jâĂ©tais descendue au Foyer International, une maison dâĂ©tudiantes, Boulevard Saint Michel. La directrice Ă©tait amĂ©ricaine, Miss Watson. Quand jâai dĂ©barquĂ© Ă Paris, je nâavais pas trop envie dâaller dans une maison dâĂ©tudiantes. JâĂ©tais entrĂ©e lĂ , pour mâinformer, et jâai entendu une voix qui hĂ©lait la femme de mĂ©nage, avec un accent amĂ©ricain : âAdeyĂšle !â (elle sâappelait AdĂšle, cette femme de mĂ©nage). Alors cela mâa fait un tel effet, dâentendre cet accent amĂ©ricain en pleine Occupation que jâai dĂ©cidĂ© tout de suite de mâinstaller lĂ .
II y avait un foyer oĂč lâon pouvait manger, et qui Ă©tait ouvert Ă tous les Ă©tudiants. Câest lĂ que jâai rencontrĂ© Cioran. Je me souviens trĂšs trĂšs bien, câĂ©tait le 18 novembre 1942. Je lâavais remarquĂ© auparavant, car il Ă©tait trĂšs diffĂ©rent des autres, et puis, il Ă©tait plus ĂągĂ© que la moyenne des Ă©tudiants, il avait 31 ans. Je faisais la queue pour aller dĂ©jeuner. Il fallait remplir un coupon, on devait y noter la date, et son nom, et quand on passait Ă la caisse, il fallait prĂ©senter ce coupon. Lui, au lieu dâattendre, est venu Ă cĂŽtĂ© de moi, et il mâa demandĂ© quelle Ă©tait la date. Câest pour ça que je me souviens : câĂ©tait le jour de mon anniversaire. Ma mĂšre avait dĂ» mâenvoyer un gĂąteau. Je lui ai dit quel jour nous Ă©tions, et puis aprĂšs, âŠ
Alors, sâil est venu prĂšs de vous, câĂ©tait pour resquiller ou pour vous aborder ?
Les deux, je crois.
Et vous avez vécu ensemble dÚs ce moment ?
Ah non, pas tout de suite ! A ce moment-lĂ , il habitait rue Racine, juste Ă cĂŽtĂ© dâici, dans un hĂŽtel, il avait une trĂšs belle chambre. Moi, jâai quittĂ© le Foyer International grĂące Ă une amie Ă lui, qui sâappelait Mlle Klein, qui Ă©tait lithuanienne, je crois, et qui avait une chambre rue Cujas. Elle vient un jour et elle dit Ă Cioran : âJâhabite un bordel !â Effectivement cet hĂŽtel communiquait avec une boĂźte de nuit, il y avait un trafic extraordinaire, et au dernier Ă©tage, câĂ©tait en somme un hĂŽtel de passe. La chambre de Mlle Klein Ă©tait trĂšs bien parce quâelle Ă©tait sous les combles, en plein soleil, et elle donnait sur une Ă©cole, dont on voyait la cour de rĂ©crĂ©ation avec des arbres. Quand elle a annoncĂ© quâelle quittait cette chambre, jâai donc dĂ©cidĂ© de la prendre, et jây ai habitĂ© quelque temps. Cependant, jây Ă©tais parfois inquiĂ©tĂ©e et jâai fini par dĂ©mĂ©nager.
La fin de la guerre est venue, jâai Ă©tĂ© reçue Ă lâagrĂ©gation en 1945, et jâai Ă©tĂ© nommĂ©e Ă Mulhouse. LâAlsace Ă©tait redevenue française, et on y envoyait des professeurs. Mais moi, je nâavais quâune idĂ©e, câĂ©tait de rester Ă Paris. Comme jâavais Ă©galement passĂ© la mĂȘme annĂ©e le concours des Ă©coles de Paris, je suis allĂ©e voir le directeur, un type trĂšs bien, pour lui demander mon poste. II a su me parler, et me convaincre finalement dâaccepter dans un premier temps Mulhouse pour ne pas perdre le bĂ©nĂ©fice de lâagrĂ©gation.
Il y avait lĂ -bas une atmosphĂšre extraordinaire. Il y avait deux sortes dâĂ©lĂšves, les Alsaciennes, qui avaient fait toutes leurs Ă©tudes en allemand, et puis il y avait les autres, celles quâon appelait âde lâintĂ©rieurâ, et qui Ă©taient en majoritĂ© de petites juives. Je nâai jamais retrouvĂ© par la suite de classes comme cela, jamais. Le cours commençait avant lâheure. Elles mâattendaient dans le couloir, et si lâon a dâhabitude lâimpression de traĂźner les Ă©lĂšves dans un cours, lĂ câĂ©tait lâinverse, câĂ©tait elles qui me traĂźnaient. Il y avait une directrice qui me rappelait Virginia Woolf Elle Ă©tait alsacienne, elle avait passĂ© lâOccupation Ă Paris, et elle voulait absolument remettre ce lycĂ©e sur pied.
Il y avait quelque chose dâĂ©minemment injuste : on payait les professeurs qui venaient de âlâintĂ©rieurâ une fois et demie plus que les autres, les Alsaciens, qui avaient les mĂȘmes titres que nous, les mĂȘmes difficultĂ©s que nous. Pour moi, Ă©videmment, câĂ©tait un avantage, parce que jâavais un bon traitement, et qui me permettait de voyager en seconde classe (il y avait trois classes Ă lâĂ©poque) lorsque jâallais Ă Paris. Le voyage Ă©tait trĂšs long : Ă peu prĂšs douze heures. Les AmĂ©ricains avaient bombardĂ© le viaduc de Nogent, et il fallait faire un dĂ©tour extraordinaire. En plus, le train que je prenais, le Albergexpress, allait jusquâĂ Vienne, et devait passer plusieurs frontiĂšres, ce qui fait quâil y avait toujours des retards. Comme il y avait du trafic, dâor ou je ne sais quoi, les douaniers fouillaient tout, jusque dans la moindre rainure.
Cioran n âest jamais venu vous voir Ă Mulhouse ?
Ah, si, bien sĂ»r ! Sa grande manie, câĂ©tait la bicyclette. Mes premiĂšres vacances, Ă NoĂ«l, je les ai passĂ©es Ă Paris, avec Cioran. Mais quand PĂąques est arrivĂ©, Cioran mâa dit : je viens avec ma bicyclette, et on va faire lâAlsace Ă bicyclette. Et on a fait lâAlsace Ă bicyclette. JâĂ©tais Ă©puisĂ©e. Cioran increvable. Ăa monte beaucoup, le Haut-Rhin, je nâen pouvais plus.
Vous nâĂȘtes restĂ©e quâune annĂ©e Ă Mulhouse ?
Oui. Cioran sâactivait pour me faire rapprocher de Paris. Câest par Lupasco dâailleurs quâil y est parvenu. Lupasco connaissait le directeur de lâenseignement secondaire. Il est allĂ© le voir. Lupasco Ă©tait un type extraordinaire, merveilleux. Nous lâaimions beaucoup. Il exagĂ©rait tout. Cioran lui-mĂȘme Ă©tait dĂ©passĂ© par les exagĂ©rations de Lupasco. GrĂące Ă cette intervention, jâai Ă©tĂ© nommĂ©e Ă OrlĂ©ans, Ă une heure vingt de Paris.
Alors, vous habitiez Paris avec Cioran ?
Jâavais une petite chambre Ă OrlĂ©ans, mais je venais deux fois par semaine Ă Paris. Je ne suis restĂ©e quâun an Ă OrlĂ©ans, jusquâen 1947. A lâĂ©poque, les directeurs dâĂ©tablissement nâĂ©taient pas trĂšs contents, ils attendaient quâon fasse au moins deux ans dans un lycĂ©e. Mais Lupasco Ă nouveau sâest activĂ©, si bien que jâai Ă©tĂ© nommĂ©e Ă Versailles.
Et cette fois vous habitez Paris ?
Oui et non. Vous savez, je dors mal, et Ă partir du moment oĂč je suis devenu professeur et oĂč je savais quâil fallait que je prĂ©pare mes cours et que je sois Ă une heure prĂ©cise au lycĂ©e, jâai commencĂ© Ă ne pas dormir. Jâavais donc pris une petite chambre Ă Versailles oĂč je passais deux nuits par semaine. Le lycĂ©e, le lycĂ©e Hoche Ă©tait un lycĂ©e de garçons, et Ă lâĂ©poque jâĂ©tais la seule femme, ce qui Ă©tait dâailleurs trĂšs agrĂ©able parce que jâavais lâimpression dâavoir un statut spĂ©cial. Mais pour aller Ă ce lycĂ©e, il me fallait plus dâune heure.
Et Ă Paris, vous viviez avec Cioran, Ă quel endroit ?
A lâhĂŽtel Majory. Il a dĂ©mĂ©nagĂ©, sans bouger, comme toujours, de lâhĂŽtel Racine rue Racine Ă lâhĂŽtel Majory qui faisait le coin de la rue Monsieur le Prince et de la rue Racine.
A lâĂ©poque, les hĂŽtels n âĂ©taient pas trĂšs chers.
Non, on payait au mois. LĂ , il avait trouvĂ© deux petites chambres, puis on a louĂ© une autre chambre juste Ă cĂŽtĂ©, parce quâil fallait que jâaie quand mĂȘme une adresse Ă moi, vis-Ă -vis de mes parents. Vous savez, Ă lâĂ©poque ce genre de situation nâĂ©tait pas une chose absolument admise.
Et aprĂšs Versailles ?
AprĂšs Versailles, je suis allĂ©e Ă Michelet, oĂč jâĂ©tais trĂšs bien parce que jâavais des classes prĂ©paratoires HEC, et treize heures et demie de cours. Mais il y avait quand mĂȘme la distance, il fallait que je prenne lâautobus le matin, que je parte Ă sept heures et demie â en pleine nuit, quoi !
Et Michelet ne vous a pas encore convenu, vous avez encore voulu vous rapprocher ?
Ăa a Ă©tĂ© la tragĂ©die. On mâa nommĂ©e en khĂągne Ă FĂ©nelon. Je ne faisais pas tout mon service dans la khĂągne, et jâavais pour complĂ©ter mon service des classes absolument impossibles, câĂ©taient des filles qui prĂ©paraient une Ă©cole technique, et il fallait que je leur parle du tĂ©lĂ©phone, de trucs comme ça. Et puis je me suis aperçue que faire un cours en khĂągne, câĂ©tait pas du tout facile. En plus, je nâavais aucune avance. Alors, jâai complĂštement perdu le sommeil, ça a durĂ© trois mois, jâentendais lâhorloge de la Sorbonne, qui sonnait les quarts, toute la nuit, je ne dormais pas du tout. Je ne pouvais voir une fenĂȘtre sans vouloir sauter. Je suis allĂ©e voir lâinspecteur gĂ©nĂ©ral, qui a vu lâĂ©tat dans lequel je me trouvais, et jâai Ă©tĂ© mise en congĂ© jusquâĂ NoĂ«l, et aprĂšs, lâinspecteur gĂ©nĂ©ral mâa nommĂ©e Ă Montaigne. LĂ câĂ©tait trĂšs bien, jâallais Ă pied, je traversais le Luxembourg.
âAu fond, je crois que Cioran nâaimait pas tellement Ă©crireâ.
OĂč Cioran en Ă©tait-il de sa vie littĂ©raire, en 1947 ? II avait le PrĂ©cis de DĂ©composition en souffrance chez Gallimard ?
Quand jâai connu Cioran, il Ă©crivait en roumain. En effet, câest en 1947 quâil a pris la dĂ©cision dâĂ©crire en français. Le PrĂ©cis de DĂ©composition a paru deux ans plus tard, il lâa Ă©crit deux ou trois fois au moins.
Oui, il raconte cette anecdote selon laquelle il Ă©tait allĂ© Ă Dieppe, et quâau moment de traduire MallarmĂ© en roumain, il avait finalement dĂ©cidĂ© que cela nâavait pas de sens. Câest vrai ?
Oui. Voici comment Dieppe est entrĂ© dans notre vie. Ma plus vieille amie que jâavais connue Ă Poitiers avait obtenu un poste Ă Dieppe parce que justement personne ne voulait aller Ă Dieppe, câĂ©tait la guerre, il y avait les bombardements. Moi, Ă ce moment-lĂ , jâĂ©tais au foyer international. Un jour, elle mâa invitĂ©e Ă venir la voir. Et câest comme ça que jâai passĂ© huit jours Ă Dieppe, et aprĂšs, Ă la LibĂ©ration, avec Cioran, on y est souvent retournĂ© parce que câest facile dâaccĂšs, on prenait le train et on passait la journĂ©e. Cioran adorait Dieppe.
Cet Ă©tĂ© lĂ , on Ă©tait allĂ© passer quelque temps Ă Dieppe, puis jâavais dĂ» laisser Cioran pour aller chez mes parents. Il sâĂ©tait alors Ă©tabli dans une pension de famille Ă Offranville, prĂšs de Dieppe. Et câest lĂ , dâaprĂšs ce quâil raconte, que, traduisant MallarmĂ©, vous connaissez la suite âŠ
Quand il a commencĂ© Ă Ă©crire en français, est-ce que vous lâavez aidĂ© ?
Non, Ă lâĂ©poque, jâĂ©tais Ă OrlĂ©ans. Je sais quâil avait Ă©crit ça, le PrĂ©cis, mais je nâai aucun souvenir dây avoir Ă©tĂ© mĂȘlĂ©e. Tout ce que je sais, câest quâil a Ă©crit une premiĂšre version, quâil avait dĂ©posĂ©e chez Gallimard, il avait montrĂ© le texte Ă un ami français qui lui avait dit : câest Ă réécrire, ça sent le mĂ©tĂšque, et Cioran avait Ă©tĂ© absolument ulcĂ©rĂ©, mais finalement il sâest rendu compte que son ami avait raison, et il sâest mis Ă réécrire le texte. Je sais quâil voyait une femme, je ne sais plus exactement qui, je ne lâai jamais rencontrĂ©e, je nâai jamais su son nom : il lâappelait la âgrammairienneâ. Parce que Cioran avait la manie, propre, paraĂźt-il, aux gens de son pays, de Rasinari, de donner des sobriquets. Donc, il semble que ce soit elle qui lâait aidĂ©. Moi, la seule façon dont je suis intervenue, câest que je tapais ses textes. Tous les textes de Cioran, câest moi qui les ai tapĂ©s. LĂ , jâai eu du mĂ©rite. Les fautes de frappe le rendaient fou.
Ce nâest pas moi qui ai tapĂ© la premiĂšre version du PrĂ©cis de dĂ©composition, il avait pris une dactylo, mais cela lui coĂ»tait trĂšs cher, et ensuite, elle faisait des fautes tout le temps, alors je me suis mise Ă la machine, et jâai mĂȘme appris Ă taper avec mes dix doigts.
II vous donnait ses manuscrits. Et Ă vous, il ne vous arrivait pas de lui dire, par exemple, ici, câest incorrect, ou lĂ , je nâaurais pas formulĂ© ma pensĂ©e de cette façon ?
Il nâĂ©crivait jamais plus dâune page, au fond, il Ă©crivait peu Ă la fois. Il nâa pas Ă©crit tellement, ses livres sont courts. Quand je revenais du lycĂ©e, trĂšs souvent, il me montrait sa page dâĂ©criture. Il nâĂ©tait pas content, il nâĂ©tait jamais content de ce quâil Ă©crivait, et il me demandait de le lire. Il disait que je lisais trĂšs bien. Et quand je lisais, il trouvait que son texte Ă©tait bien. II fallait que je le lise. Alors, ça passait. Il faut dire que je prenais une voix de sirĂšne â ou presque. Souvent, je pense que câest Cioran qui mâa appris le français. En tout cas, il mâa fait prendre conscience de ce quâĂ©tait ma propre langue.
Quelquefois, je faisais des objections, mais il avait ses idĂ©es. Je me souviens du texte quâil a Ă©crit sur Ceronetti, il lâa Ă©crit parce quâon allait publier la traduction du Silence du corps, et Ceronetti avait demandĂ© Ă Cioran de lui faire une prĂ©face. Cioran a essayĂ© de sâen tirer, il faisait toujours comme ça, il essayait dâesquiver. Il a dit : je ne vais pas faire une prĂ©face, je vais Ă©crire une lettre, une lettre Ă lâĂ©diteur. Câest ce quâil a fait, il mâa montrĂ© ladite lettre. Je lis le texte, et jâai Ă©tĂ© renversĂ©e. JâĂ©tais habituĂ©e Ă ce que Cioran ne parle pas toujours du sujet en question, mais lĂ , ça commence avec le rĂ©cit de Cioran au Luxembourg qui se cache derriĂšre un arbre pour voir passer Ceronetti suivant sa fille adoptive. Alors, je dis Ă Cioran : mais câest insensĂ© de publier des choses pareilles. Et il me rĂ©pond : jâavais la fiĂšvre. Jâinsiste. Et Cioran me rĂ©pond dâun ton sans rĂ©plique : je ne changerai pas une virgule ! et effectivement, il nâa pas changĂ© une virgule. Il Ă©tait donc peu accessible Ă mes remarques.
Jamais ?
De temps en temps, si, quand il trouvait que jâavais raison !
Et ces textes quâil vous donnait Ă lire, ils Ă©taient sur des feuilles volantes ?
Non. Il Ă©crivait sur des blocs de papier Ă lettres grand format. Au dĂ©but, il Ă©crivait Ă lâencre, câest Ă dire avec de lâencre, et une plume dâacier. Ăa câest mes premiers souvenirs de Cioran Ă©crivant, Ă ce moment lĂ , il Ă©crivait en roumain. Plus tard, il sâest achetĂ© un stylo Ă encre, et câest trĂšs longtemps aprĂšs quâil a commencĂ© Ă Ă©crire au stylo bic. Câest comme cela que jâai pu dater le manuscrit de Mon pays.
Il nâĂ©tait pas trĂšs difficile Ă lire, Ă partir du moment oĂč on savait comment Ă©taient formĂ©es certaines lettres : en particulier le R, quâil faisait comme un N. II disait : en parlant je suis incapable de prononcer un R, et en Ă©crivant aussi jâai du mal. Il sâĂ©tonnait que je puisse, moi, prononcer les R si bien. Quand je parlais, il sâapprochait de moi, me regardait par en dessous, dans la bouche, pour tenter de comprendre comment je faisais.
Il nâavait pas des rituels pour Ă©crire, des moments privilĂ©giĂ©s ?
Non. Au fond, je crois quâil nâaimait pas tellement Ă©crire. AprĂšs le PrĂ©cis de DĂ©composition,il y a eu Syllogismes de lâamertume qui a Ă©tĂ© un fiasco complet. Câest le livre qui se vend le mieux maintenant, qui se réédite le plus souvent. Mais quand ça a paru, il y a eu un seul article dans le magazine Elle. Et Gallimard lâa mis au pilon. AprĂšs ça, Cioran avait plus ou moins renoncĂ© Ă Ă©crire, et il aurait mĂȘme dĂ©finitivement renoncĂ© si Paulhan, directeur de laNouvelle Revue Française, ne lui avait pas demandĂ© des textes. Et il a Ă©tĂ© obligĂ© dâĂ©crire des essais. Plusieurs de ses livres sont constituĂ©s par des essais qui avaient dĂ©jĂ paru dans la N.R.F. Il Ă©tait coincĂ©, il avait promis Ă Paulhan ! Alors, il disait : jâai promis dâĂ©crire ça, pourquoi est-ce que jâai promis, et voilĂ que la date arrive. II Ă©tait dans tous ses Ă©tats et disait : jamais je ne pourrai Ă©crire cet article. Puis, tout dâun coup, il se retirait dans sa chambre, et il Ă©crivait. Ăa mâĂ©tonnait toujours, je trouvais ça extraordinaire quâon puisse Ă©crire avec cette facilitĂ©. On voit que dans les manuscrits, il nây a pas tellement de ratures.
Et Cioran nâa jamais Ă©tĂ© tentĂ© dâĂ©crire autre chose que des essais, il nâa jamais Ă©tĂ© tentĂ© par le théùtre, que sais-je, la fiction ?
LĂ , ça me laisse pantois, ce que vous me dites ! Jamais Cioran nâaurait imaginĂ© cela. Cioran nâa jamais Ă©crit que des variations sur le mĂȘme thĂšme.
Mais on peut dire ça de tous les Ă©crivains, on peut Ă©crire des variations sur le mĂȘme thĂšme sous plusieurs formes, non ? Ăa vous paraĂźt vraiment impensable que Cioran ait eu lâidĂ©e dâĂ©crire autrement ?
Je me souviens que Cioran racontait souvent Ă ses amis des histoire de son passĂ©, quand il Ă©tait Ă lâĂ©cole, quand il Ă©tait au service militaire, câĂ©taient des histoires merveilleuses, on se tordait de rire, et beaucoup dâamis lui disaient : tu devrais Ă©crire tes mĂ©moires. Et Cioran rĂ©pliquait: mais je ne suis pas capable dâĂ©crire des mĂ©moires, des rĂ©cits. Je nâai pas ce quâil faut pour faire ça.
Quâen a-t-il Ă©tĂ© pour la traduction des textes roumains de Cioran ? Il y a participĂ© ?
Il avait longtemps refusĂ© quâon traduise ses textes roumains. Je me souviens que Alain Paruit avait Ă©tĂ© le premier Ă en parler. Cioran aimait beaucoup Paruit, il lâavait poussĂ© Ă devenir traducteur, il lui trouvait du talent. Car Cioran avait une manie, câĂ©tait dâaider les gens, de les conseiller, de les obliger mĂȘme Ă faire certaines choses. Cioran aimait beaucoup donner des conseils, moi, je nâai jamais beaucoup cru aux conseils en gĂ©nĂ©ral.
Un jour, donc, Paruit est venu voir Cioran. Il voulait traduire Sur les cimes du désespoir.Cioran lui dit : faites un essai. Paruit est revenu avec quelques pages, et leur conclusion à tous les deux a été : ça ne passe pas en français.
Des annĂ©es plus tard, Sanda Stolojan sâest mise Ă traduire Des larmes et des saints, et elle venait trĂšs souvent, elle apportait son texte. Et Cioran exigeait que je sois lĂ , et moi, jâĂ©tais trĂšs malheureuse, parce que Cioran, autant il Ă©tait gentil, affable courtois dâordinaire, quand il sâagissait dâĂ©criture, dâun texte, il nâavait plus cette gentillesse. Il disait : il faut couper, câest mauvais, et je revois Sanda arriver, elle entrait et elle disait quâest-ce que vous allez encore me couper aujourdâhui ? II paraĂźt que la version française Des larmes et des saints reprĂ©sente Ă peu prĂšs un tiers du texte roumain. Sanda a Ă©crit une prĂ©face pour se couvrir, et Cioran sâest avisĂ© de réécrire certaines pages, de sorte quâon nâa pas lâimpression de lire un texte traduit du roumain, câest lâĂ©crivain français quâon y retrouve plutĂŽt. RĂ©cemment, jâai lu la traduction anglaise, et jâai Ă©tĂ© renversĂ©e, lâanglais se prĂȘte beaucoup mieux Ă la traduction du roumain, câest moins raide, et puis, il y a ce foisonnement, ce cĂŽtĂ© baroque du style de Cioran en roumain qui passe trĂšs bien en allemand ou en anglais, pas en français âŠ
âCâest une façon pour moi dâĂȘtre encore avec Cioranâ
En dehors de ces textes quâil vous donnait Ă lire et Ă taper, vous avez dĂ©couvert, aprĂšs sa mort, quâil tenait un journal.
Ce nâĂ©tait pas un journal. Ce sont, je ne sais pas comment les dĂ©crire, des cahiers. Je ne savais pas quâils existaient. Je les ai dĂ©couverts quand jâai fait les rangements, quand jâai dĂ©cidĂ© de donner les manuscrits de Cioran Ă la bibliothĂšque Doucet. Et je suis tombĂ©e sur ces cahiers que Cioran avait conservĂ©s, mis de cĂŽtĂ©. Mais sur pas mal de couvertures, il y avait Ă©crit : Ă dĂ©truire. Au lieu de les donner Ă Doucet, je me suis mise Ă les lire, jâai trouvĂ© que câĂ©tait une dĂ©couverte prĂ©cieuse qui montrait Cioran sous un jour diffĂ©rent. Cela participe aussi du cahier de brouillon il y a beaucoup de choses quâil a reprises dans ses livres, certaines absolument mot pour mot. Pour certaines phrases, dans ces cahiers, il y a trois ou quatre versions Ă la suite les unes des autres. Et il veut arriver Ă un point de perfection dans la formulation. Mais il y a aussi beaucoup dâautres choses. En tout cas, il nây a pas souvent de dates. Et gĂ©nĂ©ralement quand il y a la date, elle est assortie dâune notation : ânuit atroceâ, âdouleurs terriblesâ, le plus souvent.
En transcrivant, je garde tout ce qui est datĂ©, mĂȘme si ce nâest pas dâun trĂšs grand intĂ©rĂȘt. Je suis Ă la fois contente et mĂ©contente de ce que je fais, des choix que je fais. Je ne sais pas si je fais bien. Cioran ne me parlait jamais de ces cahiers. Jâavais bien remarquĂ© quelquefois quand jâallais dans sa chambre, sur sa table un cahier. Parce que vous savez, sa chambre, on nây entrait pas. La femme de mĂ©nage en Ă©tait exclue. Parce que sâil perdait quelque chose, et cela arrivait constamment, il considĂ©rait que câĂ©tait parce quâon dĂ©rangeait son dĂ©sordre. Jâavais donc remarquĂ© un cahier qui Ă©tait toujours le mĂȘme, car il achetait toujours le mĂȘme genre de cahier, et ce cahier Ă©tait toujours fermĂ©, et bien entendu, je ne suis jamais allĂ©e lâouvrir.
Quand jâai dĂ©couvert cette sĂ©rie de cahiers, jâai dit au directeur de la bibliothĂšque Doucet que je ne les lui donnerais pas tout de suite.
Et vous vous remettez Ă taper Ă la machine ses cahiers, comme vous faisiez avant.
Oui. Câest une façon pour moi de continuer Ă ĂȘtre avec Cioran.
Et ces cahiers, il ne vous en parlait pas, il vous montrait des textes, mais pas ceux-lĂ ?
Non.
Et en quoi ces cahiers diffĂ©raient-ils dâun journal proprement dit ?
Ce nâest pas du tout quelquâun qui Ă©crit : aujourdâhui, jâai vu Untel, jâai fait ceci et cela. Dâailleurs, il ne parle pas beaucoup des gens quâil a rencontrĂ©s ou qui sont autour de lui : il parle de lui, presque uniquement de lui, et les Ă©vĂ©nements ne sont prĂ©sentĂ©s que par rapport Ă lui. Souvent, câest dâune tristesse terrible.
Jâessaie de me consoler en me disant : comment ! jâai assistĂ© Ă ces Ă©vĂ©nements, câĂ©tait pas comme ça, parce que Cioran nâĂ©tait pas du tout sinistre, il Ă©tait gai, trĂšs gai. Au fond, cela sâexplique trĂšs bien : il nâĂ©crivait que quand il Ă©tait triste, dans ses accĂšs de dĂ©sespoir, alors, il se retirait dans sa chambre et il se mettait Ă Ă©crire. II lâa dit dâailleurs : si mes livres sont sinistres, câest parce que je me mets Ă Ă©crire quand jâai envie de me foutre une balle dans la peau.
Ces cahiers-lĂ Ă©taient Ă©crits la nuit, quand il ne pouvait pas dormir, ou quand il rentrait tard, avant de se coucher. Et ce qui revient, câest toujours le sentiment dâĂ©chec. Ăa me fait tellement mal de lire ces choses, penser quâil Ă©tait Ă ce point habitĂ© par le sentiment de lâĂ©chec, quâil Ă©tait malheureux.
Ce sentiment dâĂ©chec, câĂ©tait par rapport Ă sa rĂ©ussite en tant quâĂ©crivain, par rapport Ă sa renommĂ©e quâil jugeait insuffisante ?
Non, je crois que finalement ce sentiment dâĂ©chec, câest ce que je sens, câest par rapport Ă lui-mĂȘme.
Et donc, vous voulez les publier, ces cahiers ?
Oui, parce que voici ce que jâai pensĂ© : jâai pensĂ© que ça irait Ă la fondation Doucet, et câest sĂ»r que pour des chercheurs ce serait intĂ©ressant, et que forcĂ©ment il y aurait quelquâun qui publierait ça un jour, et il valait mieux que je prenne les devants. Cependant, jâai beaucoup de doutes sur ma qualitĂ© dâĂ©diteur, je tapais Ă la machine ses textes, mais maintenant, câest plus que cela. Je tapais ses textes de son vivant, mais je ne dĂ©cidais pas si cela allait ĂȘtre publiĂ© ou non, je nâavais pas du tout mon mot Ă dire.
Vous vous sentez donc lĂ , dans cette publication, une responsabilitĂ©. Il y a quelques Ă©lĂ©ments biographiques, des notations, comme celle oĂč il dit . âpassĂ© une soirĂ©e extraordinaire avec Marie-France [Ionesco] â, et puis, des brouillons de textes publiĂ©s par ailleurs, et enfin ces rĂ©flexions dont vous dites quâelles sont si amĂšres. II y a en tout 35 cahiers ?
Câest difficile Ă dire, parce quâil y a aussi des petits cahiers oĂč il Ă©crivait quand on Ă©tait en vacances. Et puis, Ă partir dâun certain moment il a pris un autre format, beaucoup plus grand, seulement, ça devient simplement un cahier de brouillon. Certaines choses sont trĂšs travaillĂ©es, trĂšs rĂ©flĂ©chies, dâautres spontanĂ©es au contraire. Il nây a aucune unitĂ©.
Et je ne sais pas si lui aurait souhaitĂ© que ces textes fussent publiĂ©s. Et puis, il parle quelquefois des gens. Il faut dire que presque toujours il ne met pas le nom, il met des initiales, mais enfin, on voit trĂšs bien de qui il sâagit. Vous savez comment Ă©tait Cioran, il Ă©tait trĂšs, il pouvait ĂȘtre trĂšs âŠ
Méchant ?
Oui. Câest-Ă -dire, quâil nâa jamais pu rĂ©sister devant un mot drĂŽle, une exagĂ©ration. Il sâest fĂąchĂ© avec des amis, aprĂšs ils se sont raccommodĂ©s.
âComment pouvez-vous supporter Cioran ?â
Et de vous, il parle dans ces cahiers ? Vous avez appris des choses quâil pensait de vous ?
Non, presque pas, il ne parle presque pas de moi. Câest mĂȘme trĂšs trĂšs curieux. On allait tous les dimanches Ă une certaine pĂ©riode dans les environs de Paris, et on marchait toute la journĂ©e, on faisait vingt-cinq, trente kilomĂštres, toujours jâĂ©tais lĂ . A chaque fois, dans son journal il notait : journĂ©e extraordinaire Ă la campagne, jâai fait tant de kilomĂštres ⊠JâĂ©tais lĂ pourtant, je mâen souviens parfaitement, et quelquefois, il raconte une rencontre et note : cette dame nous a dit, et il croit bon dâĂ©crire entre parenthĂšses : Simone et moi. Câest tout Ă fait extraordinaire. Câest vraiment pour lui-mĂȘme quâil tenait ce journal. En mĂȘme temps, certains passages sont comme une bouteille Ă la mer.
Dans ses entretiens aussi, Cioran a Ă©tĂ© toujours trĂšs discret sur sa vie privĂ©e, sur vous-mĂȘme et ses rapports avec vous.
Jamais il nâa parlĂ© de moi. Dâailleurs, on avait des vies tout Ă fait sĂ©parĂ©es, tout Ă fait diffĂ©rentes mĂȘme.. Moi, jâĂ©tais professeur, quand je rentrais, je ne lui parlais absolument jamais, ce qui ne lâaurait pas intĂ©ressĂ© de toutes façons, de ce que je faisais au lycĂ©e.
Pourtant vous lui avez été indispensable.
Indispensable, je ne sais pas. Sans moi, il se serait débrouillé tout aussi bien.
Ăa ne vous fĂąche pas un peu de voir quâil ne parle jamais de vous ?
Non, cela mâĂ©tonne, simplement.
Dâailleurs, je ne voudrais absolument pas ĂȘtre la veuve, si veuve il y a, la veuve abusive. Et câest pour ça que je ne suis pas tellement emballĂ©e de faire cette interview.
Mais quand mĂȘme, quand il recevait ses amis, vous Ă©tiez lĂ ?
Oui, naturellement, tous ses amis, ses traducteurs en particulier, il y aurait un livre Ă Ă©crire sur les traducteurs de Cioran ! Vers 1950, il sâest mis Ă frĂ©quenter le salon de Mme TĂ©zenas, oĂč il a rencontrĂ© des gens intĂ©ressants. Et moi, de toutes façons, mon obsession, câĂ©tait de ne pas me coucher trop tard parce que le lendemain, jâavais des cours. De plus, jâĂ©tais trĂšs sauvage et trĂšs timide. Et il sortait absolument indĂ©pendamment de moi. Ainsi Jeannine Worms a reçu Cioran pendant des annĂ©es sans soupçonner mon existence. Cioran ne parlait jamais de moi, et moi non plus, pour rien au monde je nâaurais voulu parler de lui Ă ma famille.
Elle ne savait rien de Cioran ?
Non, je nâallais pas dire : je connais quelquâun, il est apatride, il nâa pas de profession, il nâa pas dâargent. Si larges dâesprit que fussent mes parents, il ne lâauraient pas admis.
Et il n âa jamais connu vos parents ?
Non. Ce qui a Ă©tĂ© difficile, câest quand nous sommes venus dans cet appartement de la rue de lâOdĂ©on, grĂące Ă Cioran, dâailleurs, Ă la suite de la publication dâHistoire et Utopie. Vousle savez, puisquâil le raconte dans ses Entretiens, il avait envoyĂ© son livre Ă une admiratrice qui nous a fait avoir cet appartement. Il a toujours dit que çâavait Ă©tĂ© son plus grand succĂšs littĂ©raire. Jâai donc Ă©tĂ© obligĂ© de donner cette adresse, et jâai dit Ă ma mĂšre (mon pĂšre Ă©tait mort Ă ce moment lĂ ) que jâavais trouvĂ© un co-locataire. Et ma mĂšre est venue me rendre visite Ă la maison. Nous avons transportĂ© ce meuble devant cette porte, pour quâelle pense que nous Ă©tions dans des appartements sĂ©parĂ©s.
Vous ne croyez pas que cela lui convenait Ă Cioran, dâĂȘtre Ă la fois indĂ©pendant et choyĂ© ? Câest le rĂȘve de tout homme au fond, cela, dâavoir une relation stable, et puis garder toute sa libertĂ©, dâĂȘtre cĂ©libataire tout en vivant en mĂ©nage. Il a eu une chance Ă©norme avec vous.
Je ne vois pas les choses comme cela. âEtre indĂ©pendantâ, âavoir une relation stableâ, ce nâest pas ainsi que je formulerais les choses, et je ne crois pas que Cioran le ferait non plus. Câest impossible pour moi de vous dire.
Je me souviens de Noica, lorsquâil est venu pour la premiĂšre fois ici. Jâavais entendu parler de lui avant, Cioran lui Ă©crivait de trĂšs longues lettres, et Noica Ă©tait un esprit trĂšs subtil, un peu trop subtil, peut-ĂȘtre. Je me retrouve seule avec Noica et il me dit de but en blanc : comment pouvez-vous supporter Cioran ? Et je lui ai dit : mais il me supporte aussi !
Cioran Ă©tait absolument imprĂ©visible, toujours. II y avait un cĂŽtĂ© positif à ça, on ne pouvait jamais sâennuyer avec lui. Mais il avait aussi des inconvĂ©nients. Avec lui, faire un projet, câĂ©tait absolument exclu. CâĂ©tait quand mĂȘme quelquefois compliquĂ© pour moi, parce que je devais prĂ©voir malgrĂ© tout. Il avait un rĂ©gime, et tout tournait autour de ce rĂ©gime. Il allait dâailleurs souvent au marchĂ© lui-mĂȘme. Quand on allait Ă Dieppe, on partait, mais quand on quittait la maison, il Ă©tait tellement anxieux quâil fallait tout Ă©teindre, vider le frigidaire, etc. ArrivĂ©e Ă Dieppe, je refaisais les courses, et Ă peine Ă©tait-on installĂ©s quâil disait : allez, on sâen va ! Alors, il fallait repartir, on revenait ici, et il fallait de nouveau remplir le frigidaire.
Et ces caprices, vous les supportiez, vous suiviez. Ăa ne vous arrivait pas de vous fĂącher, de dire : puisque câest ça, je retourne en VendĂ©e !
Ah non ! Je nâavais pas envie de retourner en VendĂ©e ! Je crois que jâai eu au dĂ©but des mouvements de rĂ©volte, mais on arrive toujours, si on doit vivre ensemble, Ă une sorte de modus vivendi, et lui aussi avait sans doute Ă supporter des choses, mĂȘme si Ă©videmment, je pense avoir Ă©tĂ© plus facile Ă vivre que lui !
Vous aviez acquis Ă Dieppe un petit appartement.
Oh, câĂ©tait vraiment un cagibi! Ăa donne sur le chĂąteau qui est construit sur les falaises. Câest minuscule mais il y a cette vue sur le chĂąteau.
On a commencĂ© Ă essayer de passer quelques jours ensemble lĂ , mais câĂ©tait tellement petit quâon a pensĂ© quâon finirait par sâentre-tuer. Et Cioran qui avait lâhabitude de se lever et de se coucher Ă nâimporte quelle heure du jour et de la nuit, a compris quâon ne pourrait pas tenir. Il y avait au dessus de ce cagibi un espace qui donnait directement sous le toit, les combles si vous voulez, dans lequel on avait logĂ© le chauffe-eau. On voyait le jour Ă travers les tuiles. Cioran a dĂ©cidĂ© quâil en ferait quelque chose. Il a commencĂ© par isoler ça. Il a vissĂ© Ă la diable des plaques dâisorel, Ă toute vitesse. Il a fait ouvrir une grande lucarne, et câest devenu merveilleux parce que par cette lucarne, on ne voit que le chĂąteau, lĂ comme dans un cadre. Cioran sâest construit une petite estrade, sur laquelle il a posĂ© des trĂ©teaux, et une chaise.
AprĂšs, je suis partie pour la VendĂ©e, et Ă mon retour, Cioran me paraissait bizarre. En novembre, comme jâavais cinq jours de vacances, jâai proposĂ© Ă Cioran dâaller Ă Dieppe. Et Cioran me rĂ©pond : je nây vais pas. Cela mâa mise en colĂšre et jây suis partie seule. Le lendemain, Cioran est venu me rejoindre : il mâa expliquĂ© quâen Ă©tĂ©, en faisant ses travaux, il sâĂ©tait aperçu quâil avait une boule au sein. Il avait fait des analyses Ă Dieppe, et on lui avait laissĂ© entendre quâil avait le cancer. RentrĂ© Ă Paris, il avait fait de nouveau des analyses, et on devait lui donner le rĂ©sultat justement le jour oĂč nous devions partir pour Dieppe. Câest pour cela quâil nâavait pas voulu venir.
Vous n âavez jamais souhaitĂ© avoir un enfant, essayĂ© de le convaincre ?
Vous imaginez, un enfant avec Cioran ! Jâai eu pendant quinze jours un chat, que mâavait confiĂ© une amie italienne. LĂ jâai compris ! CâĂ©tait extraordinaire les rapports de Cioran avec le chat. Lui-mĂȘme ressemblait Ă un chat, et il fallait que je les nourrisse tous les deux ! Ils Ă©taient aussi empoisonnants, imprĂ©visibles lâun que lâautre.
Quel Ă©tait lâemploi du temps de Cioran ?
En ce qui concerne Cioran, le mot dâemploi du temps ne correspond Ă rien !
Moi, je partais tĂŽt le matin. Je nâĂ©tais pas beaucoup Ă la maison, surtout au dĂ©but. AprĂšs, quand jâai Ă©tĂ© Ă Montaigne, je partais vers huit heures, je sortais vers midi, je me prĂ©cipitais au marchĂ©, je rentrais, je prĂ©parais Ă manger, parce que Cioran avait un rĂ©gime terrible. Il souffrait, â il souffrait de partout de toutes façons. Et puis il sâest mis Ă avoir une gastrite, et alors il lui fallait des lĂ©gumes cuits Ă la vapeur, des cĂ©rĂ©ales complĂštes, câĂ©tait un grand, grand adepte de La Vie Claire. LâaprĂšs-midi, je sortais faire des courses, lui gĂ©nĂ©ralement, ou assez souvent, faisait la sieste. Sa grande thĂ©orie, câest quâil fallait faire la sieste. Il voulait me contraindre Ă faire la sieste aussi, et moi je nâai jamais voulu, car pour moi, il mâest dĂ©jĂ assez pĂ©nible de me lever le matin, je ne me voyais pas me lever une seconde fois dans la journĂ©e. Cela dit, il pouvait faire la sieste Ă nâimporte quelle heure, mais la nuit, il ne dormait pas, alors, il sortait, Ă deux heures du matin, Ă quatre heures.
Et les voyages ?
II y a eu lâEspagne, pour laquelle il avait un amour passionnĂ©. Il aurait dĂ» en 36 avoir une bourse pour lâEspagne quand la guerre civile a Ă©clatĂ©. On a mĂȘme fait une partie de lâEspagne Ă bicyclette. On passait par des rues de villages, il nây avait pas encore de touristes Ă cette Ă©poque, et les gosses nous couraient aprĂšs en criant : âSon inglĂ©s !â. On est allĂ© en Italie aussi, en Angleterre, parfois Ă bicyclette.
Toutes les vacances, vous partiez ensemble ?
Oui, sauf la partie de mes vacances que je passais avec mes parents.
Et toujours Ă bicyclette ?
Oui, au dĂ©but, tout au moins. Plus tard on sâest rendu compte que ça devenait difficile parce quâil y a eu de plus en plus de circulation. Alors on partait Ă pied. On avait trouvĂ© un truc, câĂ©tait les chemins de halage. On suivait les canaux, et cela avait un charme extraordinaire. On a fait je ne sais combien de kilomĂštres comme cela.
Cioran avait un goĂ»t immodĂ©rĂ© de la randonnĂ©e. Pour lui, câĂ©tait comme le travail manuel, marcher, faire de la bicyclette, câĂ©tait Ă©vacuer la conscience, câĂ©tait ne plus ĂȘtre que dans le paysage, dans le mouvement de la marche.
Quand on faisait ces randonnĂ©es, Ă pied ou Ă bicyclette, on faisait des kilomĂštres, dans une journĂ©e, avec le sac Ă dos, on a mĂȘme fait du camping. On pouvait camper partout Ă lâĂ©poque, je me souviens en particulier quâon avait campĂ© sur la place de lâĂ©glise, une merveilleuse Ă©glise romane qui surplombe la mer, Ă Talmont, sur lâembouchure de la Gironde. Puis, on a continuĂ©, et on est arrivĂ© tout prĂšs des Landes, et lĂ : interdiction absolue de faire du camping sauvage. On a dĂ» aller dans un vrai camping. Ăa a Ă©tĂ© lâhorreur, et on nâa plus jamais fait de camping aprĂšs.
Vous n âavez jamais voyagĂ© en dehors de lâEurope.
Non. Cioran a Ă©tĂ© de nombreuses fois invitĂ© en AmĂ©rique, mais il nâa jamais voulu y aller. De plus, il nâa jamais voulu prendre lâavion, il nâa jamais pris lâavion de sa vie. Je me souviens quâen 51, jâavais eu une bourse Fullbright, et il ne voulait pas que je parte, il ne voulait pas que je prenne lâavion. En 51, personne nâĂ©tait allĂ© en AmĂ©rique, pour moi cela reprĂ©sentait quelque chose dâextraordinaire, et je nâai pas cĂ©dĂ©. Je me souviens de mon dĂ©part, il mâa accompagnĂ©e Ă Orly. A lâĂ©poque, câĂ©tait trĂšs familial, on accompagnait les gens jusquâĂ lâavion. Je me souviens quâune amie Ă moi est venue mâapporter des cerises de son jardin et une rose, mais elle Ă©tait arrivĂ©e en retard, et lâhĂŽtesse de lâair avait ouvert la porte, redescendu lâĂ©chelle, on nâimagine pas cela aujourdâhui ! Je revois Cioran au bas de lâĂ©chelle, qui Ă©tait dâune pĂąleur, et me regardait avec des yeux de reproche. Je suis partie avec un sentiment de culpabilitĂ© trĂšs fort.
Il prenait le train quand mĂȘme ?
Oui, certes, mais une fois dans le train, câĂ©tait des scĂšnes incroyables, parce quâil avait toujours quelque chose aux oreilles, il craignait le moindre courant dâair. Alors, il sâinstallait et changeait de place trois minutes aprĂšs, et encore, et encore.
âLe parfait inconnuâ
Pouvez-vous nous parler de ce fameux article de Nadeau, le premier qui ait Ă©tĂ© Ă©crit sur Cioran en France ? Comment Cioran lâa-t-il dĂ©couvert ?
CâĂ©tait en 1949. On mangeait au foyer international, ce jour lĂ . Cioran achĂšte Combat, à un kiosque boulevard Saint Michel, je le vois encore.
Par hasard, sans quâon lui ait conseillĂ©, sans quâon lui ait dit.- il y a un article sur toi âŠ
Non, il lisait Combat tous les jours. Il ouvre le journal, et il tombe dessus tout de suite. CâĂ©tait dâailleurs impossible de ne pas le voir, câĂ©tait un trĂšs grand article et il sâest mis Ă le lire. Nous Ă©tions absolument renversĂ©s parce que Cioran, en France, Ă©tait le parfait inconnu, alors que â jâen ai pris encore mieux conscience en lisant les cahiers â il Ă©tait trĂšs connu en Roumanie. Et il est arrivĂ© ici, alors quâil nâĂ©crivait pas encore en français et je me souviens dâune rĂ©flexion quâil mâavait faite. On Ă©tait allĂ© entendre le cours dâun mathĂ©maticien au collĂšge de France. Ce mathĂ©maticien Ă©tait tchĂšque ou je ne sais quoi. II ne parlait pas le français, mais nâen avait pas besoin, parce quâil Ă©crivait ses formules au tableau, et les gens suivaient. Et Cioran avait dit quel avantage dâĂȘtre mathĂ©maticien ! Un jour, il mâa dit : il vaudrait mieux Ă©crire des opĂ©rettes que dâĂ©crire dans une langue que personne ne connaĂźt.
Alors quâen Roumanie, il Ă©tait lâenfant terrible de sa gĂ©nĂ©ration, que ses livres faisaient scandale, en France, il nâĂ©tait personne. Alors, que Nadeau fasse cet article, ça lâavait Ă©tonnĂ©.
Et quand le succĂšs est-il venu ? AprĂšs cet article, comme vous lâavez dit, le succĂšs est retombĂ©, alors quand est-il revenu ?
Le succĂšs de Cioran est venu trĂšs trĂšs tard. Dans ses cahiers, il raconte ses visites chez Gallimard. Il devait rĂ©pĂ©ter son nom, que personne ne connaissait, enfin il arrivait dans le bureau de Claude Gallimard, et il raconte quâil se sentait comme la putain avec qui personne ne monte, et qui nâose mĂȘme pas croiser le regard du patron du bordel.
La premiĂšre chose qui a marchĂ©, le premier livre Ă partir duquel on a commencĂ© Ă le connaĂźtre, câest Exercices dâadmiration, dans la collection Arcades, une collection de poche.
Cioran sâĂ©tait mis dans la tĂȘte que sâil Ă©tait publiĂ© en livre de poche, il serait lu par les jeunes, câĂ©tait ce quâil voulait, il cesserait dâĂȘtre lâauteur dâun seul livre, parce quâaprĂšsPrĂ©cis de dĂ©composition, il a eu beau Ă©crire, La Tentation dâexister, La Chute dans le temps, il était toujours lâauteur du PrĂ©cis. Alors, il me dit un jour : je vais aller voir Claude Gallimard, et je vais lui dire que je veux ĂȘtre publiĂ© en livre de poche. Moi, je savais que ses livres ne se vendaient pas du tout, et je lui ai dĂ©conseillĂ© cette dĂ©marche. Il y est allĂ© quand mĂȘme.
II ne vous Ă©coutait pas toujours âŠ
Jamais. Donc, il va chez Gallimard et Claude ne dit rien, il se lĂšve, et prend un dossier dans lequel il y avait les chiffres des ventes des livres de Cioran, des chiffres absolument ridicules. Il montre ça Ă Cioran et il dit : dans ces conditions, on ne peut pas vous publier en livre de poche. Et je revois Cioran rentrant ici, plus pĂąle que la mort, et qui me dit : tu avais raison ! â ce qui Ă©tait rare dans sa bouche.
Sa vie a Ă©tĂ© une sĂ©rie dâhumiliations.
Le succĂšs a donc commencĂ© avec Exercices dâadmiration, trĂšs trĂšs tard [1986], et il est devenu Cioran. Avant, câĂ©tait E.M. Cioran
E. M. Cioran, câĂ©tait une façon de dissimuler son prĂ©nom qui ne lui plaisait pas trop en France.
Câest ça. Il considĂ©rait quâEmile, en français, câĂ©tait un prĂ©nom de coiffeur. A lâĂ©poque, jâavais une amie qui faisait un diplĂŽme en mĂȘme temps que moi : elle, sur E.M. Forster. Cioran, fascinĂ© par ces deux initiales, les a adoptĂ©es aussi pour lui. Cioran a toujours Ă©tĂ© fascinĂ© par les Anglais, il apprenait lâanglais en lisant Shakespeare, ou Shelley.
Et Gallimard a dĂ©cidĂ© de lâappeler Cioran tout court.
Oui, pour publier les Exercices, on ne lui a mĂȘme pas demandĂ© son avis. Ăa a paru comme ça, avec Cioran tout court sur la couverture. Il y a des gens que ça a rendu fous. Ainsi, Alain Bosquet a Ă©crit un article dans le Quotidien dans lequel il se montre scandalisĂ© que E.M. Cioran soit devenu Cioran.
Moi, jâaime beaucoup ce livre, câest un livre ou enfin il parle dâautre chose que de lui-mĂȘme.
Mais en fait, câest faux, parce quâil parle toujours de lui-mĂȘme.
Comment ça sâest manifestĂ©, la notoriĂ©tĂ© de Cioran, davantage de gens qui venaient vous voir, des demandes dâinterviews ?
Il y avait aussi les éditeurs étrangers, on demandait de plus en plus à le traduire.
Et Cioran, il a eu Ă la fin, le sentiment dâĂȘtre reconnu comme Ă©crivain ?
Pas tellement. Jâen parlais justement avec Sanda Stolojan, cet aprĂšs-midi. Vous savez, elle a une façon de parler un peu lyrique par moments, et elle mâa dit : au fond, les Français ne rendent pas compte de ce quâils ont lĂ .
Parfois, jâentends des choses incroyables sur Cioran.
Par exemple, rĂ©cemment, Ă propos de ce livre de Liiceanu paru chez Michalon, cette interview de Cioran, qui avait Ă©tĂ© accordĂ©e en roumain, et qui a Ă©tĂ© traduite. Eh bien, Cioran raconte que Camus lui avait dit quâil fallait maintenant quâil entre dans le circuit des idĂ©es. Cioran, quand il parlait, toutes les trois minutes, sortait un juron. Figurez-vous que je les sais les jurons en roumain, je les ai appris comme ça, par la mĂ©thode directe, Ă force de les entendre. Quand il a racontĂ© ça Ă Liiceanu, il a sorti un juron que la traductrice a rendu par : âva te faire foutreâ.
La formule a eu un succĂšs Ă©norme. Jâai eu un mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste qui sâintĂ©ressait Ă Cioran, et qui a lu cette chose, et il a trouvĂ© cela extraordinaire cette rĂ©plique de Cioran. VoilĂ comment se font les rĂ©putations ! !
Par la suite, toujours Ă propos de Camus, il y a eu Ă France Culture un compte-rendu du livre de Liiceanu, et la conclusion, câĂ©tait : ce que Cioran dit de Camus peut se retourner contre lui, et Cioran est lui-mĂȘme un philosophe pour classe terminale. Et cela, je lâai entendu une autre fois, dans une Ă©mission de Philippe Tesson. Cioran ne sâest jamais considĂ©rĂ© comme un philosophe. On lâa dit aussi Ă Matzneff, qui dans MaĂźtres et complicesa Ă©crit un chapitre sur Cioran. Matzneff a dit : oui, en effet, jâai dĂ©couvert Cioran quand jâĂ©tais en classe terminale, mais cela ne veut pas dire pour autant, etc.
En somme, vous nâĂȘtes pas satisfaite de la gloire de Cioran.
Je crois que Cioran est mort sans savoir quâil Ă©tait reconnu.
Mais quand mĂȘme, quand Bernard Pivot fait une Ă©mission sur lui, câest un signe, non ? Dâailleurs, Cioran avait refusĂ© dâĂȘtre interviewĂ©. Et est-ce que ce nâest pas paradoxal de se trouver sous-estimĂ© par ses contemporains, tout en refusant dâaccorder des interviews ?
Vous savez, ce qui revient tout le temps, dans son journal, Ă©videmment, il nâest pas toujours complĂštement sincĂšre, mais ça revient dix mille fois, il vaut mieux ĂȘtre inconnu que connu, il ne faut pas ĂȘtre compris, la gloire est quelque chose de mĂ©prisable. II avait Ă ce sujet des discussions avec EugĂšne [Ionesco], lequel Ă©tait plus candide, et Ă©tait trĂšs content de toute marque de reconnaissance. La grande discussion entre eux, câest quand EugĂšne sâest prĂ©sentĂ© Ă lâAcadĂ©mie, ce que Cioran lui dĂ©conseillait de faire. Cioran a insistĂ© jusquâau moment oĂč il a senti que son insistance ne faisait pas du tout plaisir Ă Ionesco. Il raconte aussi dans ses cahiers que Ionesco lui dit un jour maintenant que je suis membre de lâAcadĂ©mie, un Immortel, câest Ă vie, câest dĂ©finitif. Et Cioran lui dit : pas forcĂ©ment, il y a lâexemple de PĂ©tain, de Maurras, de Daudet, qui en ont Ă©tĂ© exclus. Il se peut que tu commettes une trahison. Et EugĂšne rĂ©pond : lâespoir, donc, est permis. Jâadore cette histoire.
Certes, son attitude vis-Ă -vis de la gloire est ambiguĂ«. Certes, il y a des contradictions, puisquâil voulait ĂȘtre lu, et publiĂ© en poche. Il y avait des discussions avec Michaux. Michaux Ă©tait contre les collections de poche. Mais Cioran y tenait, parce quâil voulait ĂȘtre lu par les jeunes.
Il y a eu aussi tout de mĂȘme une reconnaissance pour ainsi dire officielle, le prĂ©sident Mitterrand, par exemple.
Oui, Mitterrand lâa invitĂ© Ă deux reprises, mais il nâa pas voulu y aller.
Il a donc refusĂ©. Ce qui nâest pas banal.
Une fois, il a acceptĂ©, câĂ©tait une rĂ©ception Ă laquelle lâavait conviĂ© Thierry de BeaucĂ©, et oĂč Mitterrand devait venir. Thierry de BeaucĂ© est venu chercher Cioran, parce que câĂ©tait loin, dans une propriĂ©tĂ© Ă lâextĂ©rieur de Paris. Cioran pensait que Mitterrand lui parlerait de la Roumanie oĂč le prĂ©sident français devait se rendre en visite officielle. Mitterrand lui a Ă peine parlĂ©, mais pas de la Roumanie, en fait. A cette rĂ©ception, il y avait toutes sortes de vedettes, de la tĂ©lĂ©vision en particulier. On les prĂ©sentait Ă Cioran, mais lui, qui nâa jamais regardĂ© la tĂ©lĂ©vision, il ne les reconnaissait pas.
Lorsque Cioran tout Ă fait Ă la fin, Ă©tait Ă lâhĂŽpital, Mitterrand mâa fait demander si jâaccepterais quâil lui rende visite. Mais je nâai pas voulu. Ăa nâavait pas de sens, cette visite.
Câest vrai que Cioran ne voulait pas passer Ă la tĂ©lĂ©vision parce quâil avait peur dâĂȘtre reconnu dans la rue ? .
Oui. Il voulait pouvoir se promener au Luxembourg et quâon lui fiche la paix.
Une fois, Matzneff avait fait un article sur Cioran, dans le Figaro Magazine qui avait envoyĂ© un photographe ici. Avec la gueule quâavait Cioran, quand il est sorti dans la rue quelques jours aprĂšs, Ă©videmment, il a Ă©tĂ© reconnu. Une dame lâarrĂȘte. Il avait trouvĂ© un truc. Quand on lui demandait : vous ĂȘtes Cioran ? il rĂ©pondait : non. Plus tard, ça me navre dây penser, il commençait Ă aller mal, il avait des pertes de mĂ©moire, il Ă©tait dans la rue, et quelquâun lâarrĂȘte et lui dit : vous ĂȘtes Cioran ? et il rĂ©pond : je lâĂ©tais.
âTu vas voir, je tâai amenĂ© Albert, il rit tout le temps !â
Je voudrais maintenant quâon parle des amis de Cioran. Moi, jâai connu une foule de gens qui disaient ĂȘtre des amis intimes de Cioran. Avait-il donc tant dâamis intimes ?
Non, évidemment.
Donc, essayons de faire le tri.
Vous voulez quâon parle des amis roumains ou des amis français ? Cioran avait aussi beaucoup dâamis français, dont on parle moins. Quand il est arrivĂ© en France, il a frĂ©quentĂ© la Maison des Lettres, et il a connu lĂ un garçon quâon a vu tout le temps, et qui Ă©tait le grand ami de Cioran, et qui est mort en 1993. Un garçon dâune fantaisie fantastique, et câest lui qui avait dit du premier manuscrit du PrĂ©cis de DĂ©composition : mon vieux, ça sent le mĂ©tĂšque, il faut réécrire tout ça.
Il y a aussi, et que je vois toujours, un autre ami de Cioran, Albert Lebacqz, rencontrĂ© dans les auberges de jeunesse. CâĂ©tait un garçon qui Ă©tait alors un peu en difficultĂ©, il venait du Nord, il appartenait Ă la grande bourgeoisie, mais il avait un pĂšre qui voulait quâil travaille, et il travaillait dans une banque, oĂč il gagnait trĂšs peu et Ă©tait malheureux. Le cĂŽtĂ© un peu dĂ©semparĂ© de ce garçon avait touchĂ© Cioran. CâĂ©tait un garçon sensible et dĂ©sabusĂ©, qui riait trĂšs facilement, et tout le temps, et comme Cioran Ă©tait trĂšs drĂŽle, ils sâentendaient parfaitement.
En 46 ou 47, je suis revenue de vacances, et Cioran mâa dit : tu vas voir; je tâai amenĂ© Albert, il rit tout le temps. Par la suite, Albert a fait une carriĂšre Ă©poustouflante, et il sâest achetĂ© un appartement somptueux Ă Dieppe. Et cet appartement, il lâa mis Ă la disposition de Cioran pour le mois dâaoĂ»t, pendant des annĂ©es, jusquâen 76 oĂč nous avons achetĂ© ce cagibi dont jâai parlĂ©.
Il y avait aussi un certain Maxime Nemo, câĂ©tait son nom de plume, qui Ă©tait trĂšs sĂ©duisant, trĂšs beau parleur, quâon a prĂ©sentĂ© Ă Cioran, au Flore. Sa compagne, qui Ă©tait professeur de mathĂ©matique, avait un manoir dans les environs de Nantes, extraordinaire, complĂštement isolĂ©, entourĂ© de trĂšs hauts murs, au milieu de vignes. On y allait assez souvent lâĂ©tĂ©, passer huit jours. Cioran Ă©tait parfaitement heureux, il passait son temps Ă Ă©laguer les arbres Ă rĂ©parer les murs. Il adorait travailler avec ses mains. Pour lui, jardin Ă©galait bonheur. Le revers de la mĂ©daille, câĂ©tait les conversations. Ce Nemo avait des dons, mais aussi des admirations qui heurtaient Cioran.
Ses amis Ă©crivains ? Parmi eux, en premier, Ionesco. CâĂ©tait vraiment son meilleur ami ?
Oui. Ils se voyaient trĂšs souvent. Et surtout, Ionesco tĂ©lĂ©phonait beaucoup, beaucoup. Vous connaissez lâangoisse dans laquelle il vivait, et cela touchait beaucoup Cioran. Ionesco tĂ©lĂ©phonait tout le temps. Leurs conversations Ă©taient bouleversantes et dĂ©sopilantes.
Et Michaux ?
Oui, il lâa bien connu. Michaux tĂ©lĂ©phonait assez souvent, et ils se voyaient le soir. Cioran parle dans ses cahiers de ses rencontres avec Michaux, et en particulier dâun soir oĂč celui-ci revenait de New York, dont il sâest mis Ă parler comme dâune horreur. Cioran aimait ces rĂ©actions dâhumeur chez Michaux qui le fascinaient. Ils sâentendaient trĂšs trĂšs bien. Quand on a quittĂ© lâhĂŽtel Majory, Michaux a mĂȘme proposĂ© Ă Cioran de lui prĂȘter de lâargent, et Cioran a refusĂ©.
Beckett ?
Oui, câĂ©tait trĂšs impressionnant cette rencontre avec Beckett. Beckett ne parlait pas, il Ă©tait lâopposĂ© absolu de Cioran, le balkanique ! Mais ils avaient des terrains dâentente trĂšs profonds. Cioran en 69, 70, voulait Ă©crire un essai qui dâailleurs est devenu LâinconvĂ©nient dâĂȘtre nĂ©. Ăa revient tout le temps chez Cioran : la mort, je lâaccepte, la vie, je lâaccepte, mais pas la naissance. Il y a la mĂȘme chose chez Beckett, ce refus de la naissance : il aurait mieux valu ne pas ĂȘtre nĂ©, câest tout. Câest vrai pourtant que câest absurde de revenir sur un Ă©vĂ©nement sur lequel on ne peut rien. Cioran Ă©tait quelquefois trĂšs dĂ©ballĂ©, il avait le sentiment de nâĂȘtre rien, dâĂȘtre stĂ©rile, de ne pas pouvoir Ă©crire, il se plaignait Ă Beckett, et Beckett lâĂ©coutait, et il lui donnait des petites tapes affectueuses sur lâĂ©paule, comme un mĂ©decin ferait avec un malade, et aussi comme un ami qui encourage, qui console.
Une des derniĂšres fois oĂč Cioran a rencontrĂ© Beckett, câĂ©tait au Luxembourg, cette partie du Luxembourg qui longe la rue Guynemer, lĂ oĂč il y a beaucoup moins de monde, et que nous appelions Beckettâs way. Beckett avait dit Ă Cioran : il faut quâon se revoie avant que le rideau ne tombe.
Cioran connaissait la femme de Beckett, Suzanne. Souvent, ils allaient dĂźner tous les trois, et câĂ©tait Cioran qui parlait, surtout.
La grande thĂ©orie de Cioran, câest que quand on est balkanique, on ne peut quâĂȘtre subjuguĂ© par la distinction des Anglais. Un jour, il a dit ça Ă Beckett, et celui-ci sâest rĂ©criĂ© en disant quâau contraire les Anglais sont trĂšs vulgaires. LâIrlandais sâest rĂ©veillĂ© en lui !
A cĂŽtĂ© des amis, il y a aussi les importuns. Cioran, dans sa correspondance, sâest beaucoup plaint du nombre des Roumains qui dĂ©barquaient chez lui pour lui demander de lâaide ou des introductions.
Lâobsession de Cioran, câĂ©tait dâaider sa famille, et câest pourquoi il mĂ©nageait ces gens, qui pouvaient rapporter lâargent quâil leur confiait, et puis il y avait beaucoup de choses qui le rattachaient Ă son malheureux pays, comme il disait. Une fois, arrivent deux personnes, qui Ă©taient plus ou moins de la famille, et qui ne savaient pas un mot de français. Ils arrivent ici, sâadressent Ă la concierge en allemand, sans succĂšs. Ils essaient le hongrois. Sans davantage de succĂšs, Ă©videmment. Ils ont fait tellement de bruit que Cioran est descendu. Ils Ă©taient persuadĂ©s que si la concierge ne leur avait pas parlĂ© en allemand, câĂ©tait par germanophobie. Cioran avait honte, dans ces moments-lĂ , de ses compatriotes.
Sa famille, câĂ©tait surtout son frĂšre, Aurel, quâon appelle Relu ?
Oui, son frÚre a énormément compté dans sa vie. Cioran avait un remords à cause de lui.
Parce quâil lâavait dissuadĂ© de rentrer dans les ordres, et quâil sâest accusĂ© du fait que par la suite, Aurel sâĂ©tant engagĂ© aux cĂŽtĂ©s de la Garde de Fer, il avait fait de longues annĂ©es de prison. Aurel est venu Ă Paris.
Oui, plusieurs fois. La premiĂšre fois, en 81, Cioran est allĂ© le chercher Ă la gare. Il y avait tant dâannĂ©es quâil ne lâavait pas vu, quâil nâa pas reconnu son frĂšre et lui ne lâa pas reconnu non plus. Il paraĂźt que Cioran sâest avancĂ© et a dit Ă Aurel : câest toi ? Et Relu avait Ă lâĂ©poque beaucoup de peine Ă parler français, et de plus, câĂ©tait un type qui ne parlait pas. Et cela, depuis toujours. Cioran me lâavait dit. II racontait cette histoire, quand il Ă©tait Ă©tudiant Ă Bucarest, la bonne de ses parents Ă Sibiu Ă©tait soulagĂ©e de voir rentrer Cioran : vous, au moins, vous parlez, disait-elle. Quand Relu et Ica, sa femme, sont venus, Relu ne disait absolument rien. Il faut dire que Ica parlait pour deux. Ce qui mâavait frappĂ©, câest la rĂ©signation qui se dĂ©gageait de Relu. Ăa Ă©manait de lui. Le seul geste quâil avait, câĂ©tait dâĂ©carter les bras, comme ça, et de les laisser retomber. Je lui demandais comment il aimait la viande, il rĂ©pondait par ce geste.
âIls auraient bien pu enlever Cioranâ
Beaucoup plus tard, alors que Cioran Ă©tait Ă lâhĂŽpital, Ă Broca, Relu mâavait envoyĂ© un poĂšme dâun Ă©mir arabe du XIIĂšme siĂšcle. Cet Ă©mir venait de Syrie et Ă©tait Ă©tabli en Espagne. LâĂ©mir avait Ă©crit un poĂšme oĂč il sâadressait Ă un voyageur qui partait pour la Syrie : toi qui pars pour ma patrie, sache que mon Ăąme est lĂ -bas, mais mon corps est ici. Fasse le ciel quâun jour les deux soient rĂ©unis ! Et Relu avait recopiĂ© le poĂšme et me lâavait envoyĂ©. La date en bas de la lettre Ă©tait 8 avril. Or câest le jour anniversaire de Cioran. Alors, ça mâa fait rĂ©flĂ©chir, câĂ©tait peut-ĂȘtre une mĂ©taphore de ce quâĂ©prouvait Relu, sĂ©parĂ© de son frĂšre.
Jâai demandĂ© Ă Cioran sâil voulait voir son frĂšre. Il me rĂ©pond de sa grosse voix : non ! Huit jours plus tard, jâessaie encore : il me rĂ©pond : oui, mais âŠÂ Jâai Ă©crit Ă Relu, et je lui ai citĂ© cette rĂ©ponse. CâĂ©tait cruel en effet, que Relu, qui avait tant dâadmiration pour son frĂšre, le voie dans cet Ă©tat. Cioran nâĂ©tait plus Cioran. Il ne pouvait plus guĂšre parler, ni marcher, que comprenait-il ? probablement plus que nous ne pensions. Relu, un jour me tĂ©lĂ©phone, de chez Liiceanu. Je lui dis : tu nâas pas rĂ©pondu Ă ma lettre, est-ce que tu envisages de venir ? Il me dit : je ne viendrai pas, parce que je trouve que le mais pĂšse plus lourd que le oui. CâĂ©tait trĂšs beau, cette rĂ©ponse, non ?
Et il lâa revu tout de mĂȘme ?
Une jeune Roumaine avait entrepris une thĂšse sur Cioran et avait rencontrĂ© Relu en Roumanie. Un jour, elle mâa proposĂ© dâinviter Relu, pour quâil puisse revoir son frĂšre. Elle avait une maison dans la vallĂ©e de Chevreuse. Et Relu est venu. Et il logeait chez elle, et Cornelia lâaccompagnait Ă peu prĂšs tous les jours Ă Broca.
On allait dans le parc, Cioran ne pouvait plus marcher, on le roulait dans un fauteuil, et câĂ©tait Relu qui la plupart du temps le poussait, et il lui parlait, tantĂŽt en roumain, tantĂŽt en français, câĂ©taient naturellement des souvenirs de leur enfance, et Cioran Ă©tait trĂšs prĂ©sent, il riait, on sentait quâil suivait, quâil comprenait.
Il avait dâautres visites ?
Pas toujours trĂšs souhaitables. Un jour, alors que jâĂ©tais venue voir Cioran Ă lâhĂŽpital, jâai trouvĂ© devant sa porte deux Roumains, qui sont partis en me voyant arriver, mais que jâai retrouvĂ©s en partant, cachĂ©s dans un coin de couloir, attendant visiblement que Cioran soit seul pour entrer. Il y en avait un en costume trois piĂšces, trĂšs pays de lâEst, qui baissait la tĂȘte, tandis que lâautre, Ă©tait grand, trĂšs agressif. Je leur demande qui ils sont, et ils me rĂ©pondent quâils sont de vieux amis de Cioran. Et le grand type, avec une insolence incroyable, me demande Ă son tour : et vous, qui ĂȘtes-vous ? Et du coup, on a fait interdire les visites.
Relu lui, a commentĂ© cela en disant quâils auraient pu enlever Cioran, que câĂ©tait ça lâidĂ©e.
Relu est restĂ© jusquâĂ la fin ?
Non. Je me souviens encore de la derniĂšre fois oĂč il est venu Ă lâhĂŽpital. Je suis allĂ© lâaccompagner sur le palier pour quâil prenne lâascenseur, et on sâest dit au revoir. Je pensais quâon ne se reverrait plus, on est trop vieux lâun et lâautre, et ça mâa fait un certain effet de le voir partir, je me disais : câest quelque chose qui est arrachĂ© aussi Ă Cioran. La porte de lâascenseur sâest refermĂ©e, je suis restĂ©e lĂ et je me suis mise Ă pleurer. Et puis, je suis retournĂ©e dans la chambre de Cioran, qui Ă©tait couchĂ©. Je ne peux pas dire ce qui sâest passĂ©, aucun mot nâa Ă©tĂ© prononcĂ©. Je lâai regardĂ©, il mâa regardĂ©e, et je lisais des choses dans son regard que je nâavais pas lues depuis trĂšs longtemps.
[…] Simone BouĂ© et Norbert Dodille, âInterview de Simone BouĂ© par Norbert Dodilleâ dans Lectures de Cioran, Paris, LâHarmattan, 1997, p. 11-41 – sursa […]
CurtirCurtir