“Traduction et transparence. Essai sur l’écriture et le rêve d’écriture d’E.M. Cioran” (Maria Cristina Pîrvu)

Atelier de traduction – Revistă semestrială de teorie şi analiză a traducerii în limba franceză (Universitatea Ştefan cel Mare), no. 4, 2005, p. 51.

« […] et je comprenais qu’en français il fallait être net »
(E.M.Cioran, Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 1746)

Il y a une certaine définition du « style » qui nous amène vers l’idée que l’effort de traduction représente la clé du rapport que Cioran établit entre sa « philosophie » et sa « littérature » : « C’est  ma manière naturelle. Il se trouve qu’elle est travaillée. Je ne me suis pas fait violence. J’ai réfléchi sur la manière de traduire des choses. […] » Son travail d’écriture relèverait donc de l’ordre de la traduction : l’écrivain y traduit le philosophe.

Cette traduction (lat. tra-ducere) serait le passage entre la langue des philosophes et la langue des littéraires. Ce ne serait pas par hasard si c’est au milieu d’un exercice de traduction que l’auteur prend la décision d’« écrire » :

« Durant l’été 1947, alors que je me trouvais dans un village près de Dieppe, je m’employais sans grande conviction à traduire Mallarmé. Un jour, une révolution s’opéra en moi : ce fut un saisissement annonciateur d’une rupture. Je décidai sur le coup d’en finir avec ma langue maternelle. “Tu n’écriras plus désormais qu’en français” devint pour moi un impératif. Je regagnai Paris le lendemain et, tirant les conséquences de ma résolution soudaine, je me mis à l’œuvre sur le champ. »

Par une telle décision, il semble renoncer au déchirement entre les deux langues et les deux cultures, mais il ne fait que le transformer pour mieux l’assumer. En apparence, son geste est celui de l’installation dans une langue unique (le français), mais la dualité s’empare à nouveau de son faire, car il travaillera sans cesse entre la langue de la philosophie et la langue de la littérature. Selon lui, les philosophes ne cherchent pas la transparence : « Comme s’il était indécent de la part d’un philosophe d’appeler les choses par leur nom […] ». En s’attachant au modèle des écrivains français du XVIIIe siècle, l’écriture de Cioran poursuivra justement le rêve de la transparence. Il choisit le français pour s’éloigner du jargon philosophique.

La transparence de la langue que cherche son écriture est pourtant une transparence particulière, qu’on pourrait appeler la transparence de la larme, car aux yeux de Cioran, « les idées qui ne reflètent pas une destinée, mais d’autres idées n’ont aucune valeur »4Son   écriture   n’aura   pas   la   transparence   parfaite   d’un   français « sclérosé »,    mais    la   vibration    mystique    de   la   nostalgie d’un « étranger ».

Elle n’aura pas la transparence de l’indifférence, mais « la clarté de la nuit ». L’écrivain décrit lui-même sa recherche scripturale en termes d’ascétisme et de mysticisme frénétique : « entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards. » Sa force littéraire puise dans les ressources du passage et de la traversée : transparence, traduction.

Nous considérons que dans le cas de Cioran, écrire c’est traduire : des choses, des idées, des états. Son écriture est un passage (tra-ducere) en train de se faire entre la philosophie et la littérature, entre une langue qu’il fuit et une langue dont il rêve. Dans les pages suivantes, nous essayons de vérifier cette hypothèse, tout en mettant en « transparence » les différents aspects de cette troublante identité qui définit son écrire… [Pdf]

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