Libération, lundi 7 avril 1986
Elle : poétesse méconnue d’origine bavaroise, spécialiste de Heine, qui précipita une des plus grandioses dégringolades du monde. Enfant, Elisabeth von Witellsbach régnait sur un daim, un mouton, des lapins et divers volatiles (d’après Paul Morand) quand un monarque surnommé « le dindon », se trompant de sœur, donna à cette nerveuse misanthrope de quinze ans un empire coléreux dont les peuples se dispersaient de la Bohème à la Dalmatie, du lac Majeur à l’actuelle Bucovine. Instigatrice du dualisme austro-hongrois, la Cacanie fut son œuvre politique.Elle eut deux trônes mais ne s’assit jamais que sur la selle de ses chevaux (par quelle illumination baptisa-t-elle « Nihiliste » un de ses favoris ?), ne s’appuya qu’au bastingage de ses yachts dont elle guettait, attirée par les vagues comme Ulysse, le naufrage. A force de diètes, de macérations et d’acrobaties à la Lulu, cette anorexique qui faisait coudre sur elle ses vêtements parvint à rester la plus belle femme de son époque, époque qu’elle fuyait d’ailleurs à bride abattue. « Ma froide ardeur est mortelle / Et je danse sur les cadavres » écrivait en secret Sissi l’endeuillée dont une série de films fabriqua une image de dragée rose. Sous sa robe de sucre, l’amande avait l’amertume des grands destins.
Lui : moraliste ressentimental, né en Transylvanie sous François-Joseph, bien des siècles avant ou après notre monde, avec une désespérée et ironique tentation d’exister. Sans doute un de ces Thraces suivis par Hérodote (Enquête, V, 4) qui pleuraient sur les berceaux et enterraient leurs morts au milieu des plaisanteries. Installé au sommet de la langue française depuis son Précis de décomposition (1949), il a encordé au-dessus du néant des lecteurs fanatisés auxquels il ne se montre guère – seulement à l’étranger, comme Sissi laissait des mouchoirs brodés en Irlande – et faute d’avoir ramené de la jeunesse terrible des ennemis à sa taille. Doué d’une « faculté d’être déçu (qui) dépasse l’entendement », ce syllogicien du pessimisme est presque devenu un désenchanté du désenchantement, confiant aujourd’hui : « Le désespoir a contre lui qu’il est trop légitime ».Sa gymnastique, alors, fut de tester une nouvelle méthode de démoralisation parExercices d’admiration. Mais, depuis cinquante ans, son inclination, si persistante qu’il ne l’a jamais vraiment travaillée, va à Elisabeth d’Autriche, son égoïsme, sa fatalité, son ensorcellement par la nostalgie magyare. Et puis, hanté par la fin de l’homme, il regarde notre avenir – de si basse extraction – dans le miroir de la décadence viennoise et y décèle « une sorte de convergence : on dirait que quelqu’un l’a conçue ! ». Chez Cioran, comme chez Kafka, l’humour fait le lit de la lucidité, le rire plisse les rides, recharge les piles – et les faces – de la tristesse. Enfin, Cioran et Sissi, drôle de couple, non ? Soyons journaliste.Le journalisme littéraire, c’est la faute à Thomas, un copain de Voltaire. Les grands écrivains, se persuadait Antoine-Léonard Thomas, « je veux les voir et converser avec eux » (Essai sur les éloges, 1767). C’était allumer son imaginaire car il célébrait Marc-Aurèle ou Descartes : il anticipait. Pour raconter la vie d’aigle ou de moineau des belles plumes, il y eut Condorcet, Sainte-Beuve ou Lanson. Depuis, nos chers auteurs, oh ! Qu’ils sont bios ! Ce sont les héros télévisés de leurs œuvres.Alors on perpètre des entretiens, ce chapardage de poules. Par compassion pour l’extrait judiciaire des renards, Cioran ne s’offre jamais à la tentation enragée des carnassiers de France, pays des mots, et de caquetage. A chaque fois que vous avez lu à la une de journaux : « Cioran parle, entretien avec le plus secret des écrivains français », sachez que vous avez eu entre les mains des faux papiers.Bien sûr que Cioran parle, cette bêtise ! Avec sa blanchisseuse (« les Français ne veulent plus travailler, ils veulent tous écrire » lui disait-elle), avec des filles, des velléitaires et des ratés, ou celui à qui il demande de faire les frais de la conversation transcrite sans myosotis, ces oreilles de souris qui se dessinent par « guillemets » : le report-taire. Ici, on les dressera le moins possible. Tout, cependant, vient de lui ; et tout le trahit. Et déjà : « On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses que l’on n’oserait confier à personne ». Cioran est magnanime envers le dernier homme, il le voit survivantet se traîner, sans charges familiales ou fiscales, à la surface de la terre, totalement épuisé. On aimerait le fatiguer davantage sous le poids d’un bouquin, celui auquel le monde devait aboutir, selon Mallarmé, étouffé par des spasmes du larynx la veille du jour où Elisabeth, « Impératrice de la solitude » (Barrès) fut assassinée au bord du lac Léman, elle que Cioran a mis en prologue d’un best-seller inattendu et qui, s’il n’est pas le dernier livre, en semble bien la maquette : le catalogue de l’exposition Vienne.En couverture, rousse de tête et de pubis, une maigre femme enceinte, les mains jointes sous ses seins pâles, porte en diadème étoilé les fleurs bleues du vergissmeinnicht (ledit myosotis). Dans la coque de son ventre, elle prépare un enfant à l’inconvénient d’être né. Derrière elle, la mort la protège de son manteau. Le premier propriétaire de cet Espoir de Klimt l’abrita des regards par un paravent. Ce catalogue, on dirait un énorme ticket pour l’apocalypse. Lourds comme des bébés (3 kg 300), les billets d’entrée à la grande finale de l’humanité sont en vente à Beaubourg et dans toutes les bonnes librairies (au prix d’une place en tribune d’honneur, près de cent mille spectateurs l’auront bientôt acheté). Simple répétition générale, rassure Cioran : « Il se peut que l’Europe occidentale ait la chance de connaître une agonie plus longue que prévu ! ».
Il découvrit Elisabeth (pas la Sissi de cinéma, pas Romy Schneider, jamais vue), à vingt-quatre ans, dans le journal de Constantin Christomanos, son secrétaire et professeur de grec (un petit bossu plus qu’amoureux : lyrique). Elle lui disait ces phrases coups de foudre pour Cioran : « L’idée de la mort purifie et fait l’office du jardinier qui arrache la mauvaise herbe dans son jardin. Mais ce jardinier veut toujours être seul et se fâche si des curieux regardent par-dessus son mur. Ainsi je me cache la figure derrière mon ombrelle et mon éventail, pour que l’idée de la mort puisse jardiner paisiblement en moi. » Cioran, en Roumanie, lut les Tägebuchblätter de Constantin dans la traduction française par Barrès (Mercure de France, 1900), où l’original arbeiten (travailler) avait été amélioré en jardiner. Dans le prologue du catalogue Vienne, Sissi ou la vulnérabilité (reprise de la postface à l’édition allemande des Pages de journal, 1983), Cioran explique que cette nuance poétique le hanta dès lors et il fit de l’Impératrice désespérée la jardinière de ses pensées. N’ayant pas encore écrit le texte, effiloché en songes, qui l’accompagne depuis, il enjoint de lire la biographie de Brigitte Hamann (Fayard, 1985) qu’il conserve chez lui, en évidence sur une petite table. Le catalogue reproduit le portrait que fit d’elle Anton Romako en 1883. « Ce n’est pas la Sissi qu’on connaît ; elle est marquée, blessée, condamnée. Regardez ses mains », demande Cioran. Christomanos les décrivait « maigres, frêles, comme des fleurs qui auraient froid ». Elles tiennent l’éternel éventail que cette phobique du regard glissait dans la selle de « Nihiliste » ou de tout autre cheval. Il est sur le portrait de cour de Winterhalter avec, dans ses cheveux d’acajou, ses tout aussi célèbres étoiles de diamant. Il est déployé sur une photo équestre, effaçant le visage de l’écuyère en noir. Elle, qui séduisait tout l’Occident, était à Vienne un corps étranger (« pour le dire en termes crus, s’exprimait un ambassadeur, c’était une tache d’encre sur un tableau aux riches couleurs »). Une mouette sombre et désorientée qui tournait autour de l’Europe, figure de ce « Moi perdu corps et biens » signalé par Ernst Mach, Hofmannsthal puis Hermann Bahr.Comprendre Vienne (c’est le sujet ritournelle, genre valse connue : Les temps sont graves mais restons gais) obligerait à une virée dans une dizaine de capitales anciennes : Zagreb (Croates), Ljubljana (Slovènes), Bratislava (Presbourg : Slovaques), Brno (Moraves), Lvov (Galiciens), Cracovie, Prague ou Budapest. A un tour, aussi, des retombées littéraires, de Svevo à Mishima et Thomas Bernhardt. Ou de curieux précédents : le déclin de la dynastie Ming, dans la Chine du 17ème et de ses romans si « fin de siècle ». A Pékin comme à Vienne, une épidémie de syphilis lia d’un même lierre le sexe et la mort. Stefan Zweig (Le monde d’hier) racontait la trouille bleue dans laquelle baignait la jeunesse viennoise. Il faudrait, encore, traduire du hongrois le Carnaval de Hamvas, enfin édité à Budapest, un roman aux trois cents personnages qui, de l’Egypte à la Grèce, du sanscrit à Joyce, cherchent une tradition homogène de l’humanité, pour conclure : « Le monde est le lieu où l’homme n’est pas chez lui ». Presque une phrase de Cioran qui, à l’âge où il embauchait sa jardinière et se cherchait, lui, des héros (Kleist, Nerval, Weininger, Caroline von Günderode) vivait à Sibiu, dans cet Erdély que décrivait Jules Verne en fond de son Château des Carpates.Sibiu, en Transylvanie, c’était l’Autriche-Hongrie (Cioran est né sous la Double Monarchie). Une cité aux hautes fenêtres, aux larges portes cochères, fondée au 13ème siècle par des colons allemands et que (comme Pékin d’ailleurs) les Mongols ravagèrent. Dans l’Empire, une de ces villes de périphérie où, pour les héros de Joseph Roth, « brillait un reflet de la vraie vie » (Claudio Magris). Avant son nom roumain, elle avait porte celui d’Hermannstadt ou de Nagyszeben. Par-dessus les toits, les sommets carpatiques. Un air suisse. Importante garnison au seuil de l’Orient, tous les régiments imaginables y stationnaient. Les uniformes se mêlaient dans les bordels. Des orchestres enroulaient les danses, les filles hongroises dorlotaient les dépressions. Dans les salles de conférence, Rudolf Steiner venait tourner les esprits : il commença sa carrière à Sibiu. Et puis il y avait des parcs, ce sont toujours des aventures.Cioran en raconte une (développée dans une lettre à Jacques Le Rider et reprise dans les Exercices d’admiration). A dix-sept ans, il s’était entiché d’une lycéenne, sans oser l’aborder, plus timide encore qu’insolent. Un jour de 1928, il lisait dans le parc de Sibiu. « Soudain, j’entendis des rires. En me tournant, je vis quoi ? Elle, en compagnie d’un de mes camarades de classe, méprisé par nous tous et que nous appelions le pou. Après plus de cinquante ans, je me rappelle parfaitement ce que je ressentis alors. Je renonce aux précisions. Toujours est-il que je jurai sur-le-champ d’en finir avec les « sentiments ». Et c’est ainsi que je devins un assidu des bordels » (ces bordels où – Précis de décomposition – il invoquait les anges). Un an après, il découvrit l’antiféminisme de Weininger dans Sexe et caractère.On se rappelle un geste quasi criminel de Kokoschka (cf. Schorske, Vienne fin de siècle). Le petit Oskar fréquentait le parc viennois Galitzinberg. Une fille sur une balançoire l’excitait par ses robes volantes. Sous l’escarpolette, une haute fourmilière : Oskar la bourra de poudre à canon et alluma la mèche. Déflagration, averse de fourmis calcinées. « L’innocente tentatrice » s’évanouit (Assassin, espoir des femmes). Pour sa lycéenne, Cioran confirme la « révolution intérieure » qui s’ensuivit. Mais un autre jardin, un autre épisode allaient le rapprocher de l’impériale Sissi. C’était – toujours à Sibiu – dans le parce, cette fois, d’un asile d’aliénés. Il allait y bavarder avec une jeune femme, la trouvant d’une distinction achevée. Elle lisait des romans français (la Roumanie, que Mircea Eliade disait attirée par les Upanishad, Milarepa, Tagore et Gandhi, la Roumanie en fait idolâtrait Paris). Cioran était fou de la jolie lectrice. Furieux qu’on la gardât internée, il se disputait avec tout le monde. Mais, bien trois jours, elle était mal trois autres. Puis, quand une de ses visites coïncida avec une crise, elle le couvrit d’injures d’une « vulgarité inouïe ».Son attrait pour Elisabeth doit beaucoup à une passion partagée : les asiles d’aliénés. Un jour que François-Joseph demandait à son « angélique Sissi », par lettre (toujours absente) ce qu’elle voulait pour son anniversaire (en 1871, elle avait trente-quatre ans), elle répondit : « Puisque tu me demandes ce qui me ferait plaisir, je souhaite soit un tigre royal, soit un médaillon. Mais ce qui me ferait plaisir par-dessus tout, ce serait une maison de fous, complètement aménagée. » Cioran cite d’elle : « La folie est plus vraie que la vie. » Elle s’attardait à Bedlam ou Brünfeld, ces Charenton. Une chose curieuse : que l’Empire, où se mélangeaient les sangs,, immense « pool génétique » pour le génie de Vienne, n’ait tenu que par la puissance matrimoniale d’une famille où la consanguinité des Habsbourg s’additionnait à celle des Wittelsbach.Trop simple : il y eut Freud, les hystériques de Schnitzler, le Steinhof d’Otto Wagner et son église à la coupole d’or. Un culte de la folie, perles à l’appui : les socialistes chrétiens, au pouvoir, se vantèrent de leur capacité démontrée « par le fait que l’asile d’aliénés au Steinhof est déjà archi-plein ». Combien de milliers, Elias Canetti raconte (Histoire d’une vie) qu’à Vienne, il avait, en écrivant, les pavillons du Steinhof sous les yeux. « Je pensais à leurs pensionnaires et je les mettais en relation avec mes personnages. » Il est vrai que le suicide décimait suffisamment les Viennois, ou pourrait dire (paraphrase) qu’il précédait leur existence. Karl Kraus : « On ne vit pas même une fois. » Pour Sissi, la joie, si elle en apercevait une, n’était qu’un bouche-trou dans l’attente du destin, ce Schicksal qui revient toujours dans sa bouche.L’hérédité familiale d’Elisabeth c’est, dit Cioran, « la tragédie automatique. Elle passait son temps à attendre de mauvaises nouvelles. De là son intérêt pour la tragédie grecque : elle la comprenait de l’intérieur. » Ajouter cette phrase de Paul Morand : « Les Habsbourg ne sont pas une famille d’assassins comme les Atrides ; plutôt une famille d’assassinés. » La Dame blanchevenait annoncer les morts violentes à la Dame en noir : les fusillés, les brûlées vives, les perdus en mer…Cioran : « Tout homme qui veut avoir un destin doit se faire assassiner. » Ce n’est pas tout (mille excuses), il y avait surtout la tristesse, cette « poésie du péché originel » (Précis de décomposition).
Dans son petit appartement du 6ème arrondissement de Paris, Cioran cherche un disque sur des étagères (« je suis incapable d’organiser quelque chose »), finit par le trouver : musique gipsy, orchestre Sandor Lakatos. Dans sa jeunesse, il écoutait tous les soirs, à 23 h 30, le programme de Radio Budapest. Un refrain l’envoûtait et l’enchantait toujours : « C’est en pleurant que se divertit le Hongrois. » Une phrase de ce rageur résigné nous avait retenu dans le prologue de Sissi : « On peut distinguer en Europe trois formes de tristesses : russe, portugaise et hongroise. Personnellement, c’est cette dernière qui m’attire le plus. » Il corrige aussitôt : « J’aurais dû dire déchirement et non pas tristesse. » Son village natal était (il l’a écrit) proche d’un hameau habité par des Tziganes. Son père, un pope de campagne, puis prêtre orthodoxe de Sibiu, écrivait des sermons par « vol » littéraire aux textes hongrois, langue de confidence entre ses parents qu’i apprit, lui, à l’école élémentaire, une année seulement, assez pour s’inoculer le venin de la nostalgie (« qui vient toujours car elle est l’attente du destin », Elisabeth d’Autriche).Les plages gaies de son disque n’intéressent pas Cioran (bouche-trou) ; elles n’existent que « pour l’équilibre ». Mais quand la musique se lamente et ruisselle, les yeux bleus du Roumain font le ciel. Ce qui lui plaît alors, c’est l’accent non européen : « On ne peut pas imaginer quelque chose de moins français. » Dans les bordels de Sibiu, les Hongroises aiguisaient les mêmes pointes. Malgré l’hostilité entre les deux peuples, les officiers roumains étaient fous des Magyares. Et Cioran rêve sur ce « peuple sauvage, si original, si complexe, qui quitta le paradis pour une plaine désolée. » Il fait lire l’histoire de Csoma de Körös qui alla à pied de Transylvanie en Mongolie, persuadé que les Hongrois étaient issus du peuple d’Attila, d’énigmatiques Yougars qui l’entraînèrent dans l’Himalaya où il devint le seul Européen à savoir le tibétain.Sissi écrivait ses lettres en hongrois, elle n’avait d’intérêt musical que pour les Tziganes, son favoritisme envers les Magyars exacerbait le nationalisme tchèque, avec les conséquences en cascade que l’on sait. Quant à Bismarck, il avait tout fait pour séparer l’Autriche de la Hongrie. Mais Elisabeth écoutait Ida Ferencsy, sa compagne pendant trente-quatre ans (introduite auprès d’elle par la comtesse Almassy) et, à travers elle, Franz Deak, « sage de la nation » hongroise, ou Gyula Andrassy qui la fit reine (et mère, prétendit-on). L’Empire, pense Cioran, aurait pu devenir une grande Suisse mais l’imagination politique manquait au « dindon » et les Hongrois, avec leur peau cérémoniale de tigre sur l’épaule, manquaient de résignation. Il y eut, peut-être, une forme plus archaïque et sauvage de Sissi : la comtesse Erzsébet Bathory (1560 – 1614) qui, comme Elisabeth chassait au galop et éternisait sa beauté par cataplasmes de belladone, de jusquiame et de stramoine. Comme l’Impératrice reposait son visage – entre deux éventails – sous des masques en viande de veau, la comtesse posait des pigeons ouverts sur sa tête. « La bouche sinueuse comme un petit serpent qui passe », cette pâle Hongroise mélancolique avait, d’après Valentine Penrose (La comtesse sanglante, Gallimard), les veines gonflées de brume. Une impatiente qui, dans ses châteaux en forme d’étoiles tombées à terre, faisait couler le sang des filles, peau coupée entre les doigts, seins piqués d’aiguilles. Weiber sind Grenzfälle (« les femmes sont des cas limites », disait Karl Kraus). En tout cas, on les charge d’horreur : la réhabilitation d’Erzsébet est en cours à Budapest. Elisabeth aussi faisait rechercher par ses ambassadeurs les jeunes beautés mais ne collectionnait que leurs photos dans sonSchönheitsalbum (on se rappelle la Lola Montez du Nymphenburg de Louis Ier de Bavière, son oncle), exposé naguère au parc de Bagatelle. Inutile de le dire : Cioran ne manqua pas d’aller le voir, étonné de cette preuve de frivolité chez une femme qui avait démasqué le monde. Pourquoi vouloir se comparer ? Car ce qui l’intéresse, enfin, et qu’il aime chez Sissi, c’est « l’égoïsme absolu », avec ses « réserves de pitié ». Son héros (elle le disait à Constantin), était l’égocentrique Achille : « Sa propre tristesse avait beaucoup plus d’importance et de valeur que la vie. » Que l’Empire craque ! Sissi dépensait des sommes folles, exténuant une société fragile. Après tout, une forme civilisée du vampirisme à la transylvanienne. La mouette noire était cousine deMademoiselle Christina, héroïne d’un roman fantastique de Mircea Eliade, où, dans les forêts de l’Erdély, passent des calèches aux chevaux endormis (vrais nihilistes) et où s’affûtent les pieux à planter dans les cœurs obstinés à la mort vivante. Mais le seul vampire auquel puisse croire Cioran (Eliade, voir les Exercices, s’enthousiasme pour toutes les croyances) est l’esprit (viennois ou autre) : « S’attaque-t-il à une civilisation ? Il la laisse prostrée, défaite, sans souffle » (La tentation d’exister).Tentation de Sissi : le suicide. Au lac de Starnberg (où le fou Louis II s’était noyé) : « L’heure de la tentation a pris fin / Et, lâche comme un chien, je suis rentrée ». Plutôt attendre l’infaillible assassin. Une autre Elisabeth, reine de Roumanie, amie de Sissi, une poétesse aussi sous le nom de Carmen Sylva, ne s’aveuglait pas : « Je ne parviens toujours pas à comprendre ces peuples insensés qui nous supportent encore. »
Le 10 septembre 1898, Luigi Lucheni, voulant tuer « un heureux de ce monde », et n’ayant pu atteindre Henri d’Orléans, guetta à Genève la mince Impératrice. Il s’approcha, jeta un œil sous l’ombrelle pour s’assurer que c’était elle et enfonça dans le cœur de Sissi une lime aiguisée en tiers-point. D’abord, elle ne sentit rien, continua de marcher vers l’embarcadère pour Montreux. « Le sang, explique Brigitte Hamann, ne filtrait que lentement dans le péricarde. » Sissi, alors, posa une question que la vie entière, dans le dernier des livres adressera à notre espèce disparue. A la comtesse hongroise qui l’accompagnait, elle demanda : « Mais que voulait donc cet homme ? » Elle parla, comme d’habitude, en langue magyare (« Mit akart itt ez az ember ? », ou à peu près), cette langue que jalouse Cioran (Histoire et utopie) : « …elle m’enchante et me glace, je succombe à son charme et à son horreur, à tous ces mots de nectar et de cyanure, si adaptés aux exigences d’une agonie. C’est en hongrois qu’on devrait expirer – ou alors renoncer à mourir. »