“Cioran entre la traduction et l’original : le cas de la traduction française Des Larmes et des saints” (Andreea Maria Blaga)

The Proceedings of the International Conference Literature, Discourse and Multicultural Dialogue. Section: Language and Discourse, 1, Arhipelag XXI Press, Türgu MureƟ, 2013, p. 304-312.

Abstract: The analysis of Emil Cioran’s French translations does not only contribute to the translation studies, but it also underlines the evolution of his writing in time. Cioran’s translators and Cioran himself, who participated directly in the translation of Tears and Saints and presumably in that of On the Heights of Despair, molded his Romanian work accordingly to his French style. Important parts of the text were cut out, descriptive passages removed, as well as explosive metaphors, or words which were followed by other synonymous terms and formulations, all defining of Cioran’s earlier creation. They tried to mold it after  its aphorisms and the concise writing he practiced later on. These differences that separate the original from the translation will most likely show us the evolution of Cioran’s image in time: sentimental at first, he then became a very lucid writer repressing his poetic side.

Key-words: Cioran, Translation, Rewriting, Repetition, Reformulation

Traduction, auto-traduction, ou réécriture ? Difficile de discerner avec prĂ©cision entre ces termes dans le cas de la traduction française Des Larmes et des saints1, faite par Sanda Stolojan en collaboration avec Emil Cioran lui-mĂȘme. D’un cĂŽtĂ©, on remarque la prĂ©sence des pratiques employĂ©es dans les traductions proprement dites et qui tĂ©moignent d’un vrai travail de traduction : traduction directe – littĂ©rale ou mot-Ă -mot : « Frica este o moarte de fiecare clipă. » (p. 26)/ La peur est une mort de chaque instant. » (p. 294), traduction oblique – Ă©quivalences idiomatiques, transpositions : « ar fi scos de mult pe Dumnezeu din circulaĆŁie » (p. 61)/ « Aurait vite fait de mettre Dieu au rancart » (p. 303), « a trage chiulul morĆŁii » (p.  34)/ « tricher avec elle » (p. 295) ; explicitations et paraphrases : « Nu-i găsesc goluri Ăźnspre care să arunc punĆŁi. » (p. 70)/ « Je ne lui trouve aucun point faible qui me permette de l’approcher et de le comprendre.» (p.  304),  « Un  Shakespeare cu  inimă de  fecioară » (p.  7)/ « Un Shakespeare frappĂ© d’innocence» (p. 289). Mais ces procĂ©dĂ©s restent assez rares et isolĂ©s, il est plus facile de trouver, au contraire, des exemples qui tĂ©moignent d’un travail de réécriture radical, tĂąche qui incombe le plus probablement Ă  l’écrivain lui-mĂȘme. En analysant les divergences qui Ă©loignent les deux textes de façon manifeste, nous allons observer trois axes dominants, interconnectĂ©s, qui rĂ©gissent la plupart des transformations de la traduction française et qui sont Ă©galement rĂ©vĂ©lateurs de l’évolution stylistique que les textes cioraniens ont subie au fil du temps.

Comme dans les autres traductions de Cioran que nous avons analysĂ©es, notamment celle de Sur les cimes du dĂ©sespoir, nous pouvons observer une tendance flagrante de rĂ©duire l’excĂšs verbal, les rĂ©pĂ©titions, les redoublements synonymiques, les explications trop longues. En roumain, les mots, les expressions, et les phrases mĂȘmes sont redoublĂ©s et se font Ă©cho Ă  l’intĂ©rieur du texte. Dans l’exemple suivant, Cioran dit presque la mĂȘme chose, mais  de trois façons diffĂ©rentes, en français cependant une seule occurrence semble ĂȘtre suffisante :

Vñrsta inocenƣei a lui Reynolds üƣi arată că viaƣa n-ar fi avut decñt o Ɵansă: eternizarea copilăriei. Cu cñt priveƟti tabloul pictorului englez, cu atñt üƣi dai seama că am intrat cu toƣii üntr-o ratare fatală Ɵi necruƣătoare, că nu există decñt o ratare: a nu mai fi copil2. (p. 133)

« L’ñge de l’innocence ». Plus on contemple les tableaux de Reynolds, plus on se persuade qu’il n’y a qu’un seul Ă©chec : cesser d’ĂȘtre un enfant. (p. 321)

Le projet d’écriture du texte original, ainsi que celui de la traduction, s’esquissent trĂšs clairement dans ce passage, l’écrivain reprend une idĂ©e Ă  travers des paraphrases, des reformulations : le tableau de Reynolds t’apprend que tu avais une seule chance : d’éterniser ton enfance, que nous nous trouvons tous dans un Ă©chec fatal et implacable (autre redondance), et qu’il n’y a qu’un seul Ă©chec : celui de cesser d’ĂȘtre un enfant. Il tourne donc cette idĂ©e sur tous ses cĂŽtĂ©s, jouant sur l’antonymie des mots : Ă©chec-chance, Ă©terniser-cesser, remplaçant des mots par des synonymes : fatal-implacable, on se persuader-on nous montre et arrive Ă  une formule finale, Ă  caractĂšre de sentence : « il n’y a qu’un seul Ă©chec : cesser d’ĂȘtre un enfant ». L’écrivain retient justement cette derniĂšre formule, gommant les tentatives prĂ©cĂ©dentes d’expression, le processus par lequel une certaine expression prend forme. En roumain, on demeure avec l’impression que l’écrivain entend Ă©puiser ainsi toutes les possibilitĂ©s d’expression, qu’il fait le tour de l’idĂ©e. Ce qui peut tĂ©moigner d’une  volontĂ© de se faire comprendre, de faire passer son message, mais c’est notamment le dĂ©sir de se libĂ©rer d’un contenu non-verbalisĂ©, de lui donner une forme, que ces citations semblent traduire. Les exemples abondent en ce sens :

Buddha a fost un optimist provocator. Cum de n-a observat el că nu numai tot ce este e durere, ci Ɵi tot ce nu este? Chinul defineƟte fiinƣa tot atñt cñt nefiinƣa3. (p. 153)

Bouddha Ă©tait un optimiste. Se peut-il que qu’il n’ait pas observĂ© que la douleur dĂ©finit l’ĂȘtre comme le non-ĂȘtre ? (p. 324)

Împărăƣia cerurilor se üntinde ün golurile vitalităƣii. Neutralitatea biologică sau un zero vital sunt obiectivele imperialismului ceresc. (p. 10)

Le royaume des cieux gagne petit Ă  petit les vides de notre vitalitĂ©. L’impĂ©rialisme cĂ©leste a pour objectif le zĂ©ro vital. (p. 290)

Ces exemples sont assez Ă©loquents, ils soutiennent l’hypothĂšse que nous avancions prĂ©cĂ©demment de la libĂ©ration d’une pensĂ©e qui n’avait pas encore de forme, Ă  travers une expression ample et redoublĂ©e. Dans la derniĂšre citation, en roumain, nous voyons assez clairement qu’il y a une idĂ©e qui obsĂšde l’auteur, qu’il essaie de lui donner une contenance linguistique Ă  travers les trois occurrences successives, considĂ©rant qu’une seule de ces occurrences n’aurait pas eu la mĂȘme force d’expression. En français, ce processus est moins visible, parce que seulement deux occurrences sont traduites, et elles sont placĂ©es Ă  une certaine distance. Le jeune Ă©crivain voudrait donc se libĂ©rer de ce contenu en lui assignant une forme matĂ©rielle adĂ©quate et qui lui correspondrait parfaitement. Nous arrivons donc Ă  une autre possible interprĂ©tation, connexe Ă  la premiĂšre, qui vise la recherche du mot juste. L’écrivain semble avoir du mal Ă  trouver une expression assez forte pour transcrire son idĂ©e, c’est pourquoi, ne pouvant pas aller directement Ă  l’essentiel, il fait le tour de l’idĂ©e, il la  place Ă  la croisĂ©e de ces multiples expressions. Cette thĂ©orie du mot juste n’est Ă©videmment pas nouvelle, ayant fait le sujet de plusieurs Ă©tudes, comme celle de Jacqueline Authier-Revuz que nous pourrions citer ici : « Ce manque du mot que nommerait parfaitement la chose visĂ©e se trouve aussi reprĂ©sentĂ© par le jeu de deux mots, et des trajets dont ils ouvrent l’espace entre eux. »4. Cette citation parle justement d’une insatisfaction, du manque d’un mot, insaisissable mais qui se trouverait inscrit dans l’espace qui se crĂ©e entre deux occurrences5. Mais c’est probablement Cioran lui-mĂȘme qui dĂ©crit le mieux cette Ă©preuve trĂšs difficile pour lui de trouver le mot qui convient le mieux Ă  ses contenus intĂ©rieurs : « Le “talent”, c’est la capacitĂ© de combler l’intervalle qui sĂ©pare l’épreuve et le langage. Pour moi, cet intervalle est lĂ , bĂ©ant, impossible Ă  remplir ou Ă  escamoter. Je vis dans une tristesse automat ique, je suis un robot Ă©lĂ©giaque. »6. Dans cette citation qui date depuis sa pĂ©riode française, Cioran touche du doigt justement cette dimension de son Ă©criture de jeunesse que nous entendions surprendre par les exemples prĂ©cĂ©dents. La source de cette quĂȘte infructueuse serait, selon l’écrivain, un manque de talent, le talent de la poĂ©sie, nous le verrons plus loin, manque avec lequel il semble s’ĂȘtre rĂ©conciliĂ© et qui ne justifie plus cette quĂȘte frĂ©nĂ©tique de sa jeunesse.

Par contre, celle-ci est trĂšs prĂ©sente dans ses Ɠuvres roumaines, et nous pouvons donner encore un dernier exemple assez convaincant :

În echilibrul organic, suntem la acelaßi nivel cu lumea. ƞi de aceea nici nu suntem. Căutarea suferinĆŁei pleacă Ăźn primul rĂąnd dintr-o dorinƣă de a scăpa din lumea obiectelor […]. Durerea a frĂąnt identitatea naturii. Înainte de a o cunoaßte cu toĆŁii eram natură. Căci eram Ăźn rĂąnd cu existenĆŁa. Dar durerea ne-a pus la pas cu Dumnezeu… 131-132

Dans cet exemple, nous saisissons le travail fait par le jeune Cioran sur l’expression :  il reprend la mĂȘme idĂ©e Ă  quelques lignes distance, remplaçant une colocation avec une autre : A fi la acelaßi nivel – Ăźn rĂąnd – la pas : ĂȘtre de mĂȘme niveau avec l’existence – ĂȘtre de plein pied avec l’existence – marcher cĂŽte Ă  cĂŽte avec Dieu. C’est la recherche d’une expression toujours plus percutante que Cioran semble entreprendre dans ce passage dont l’idĂ©e sera rebattue souvent dans cette partie du livre, ce qui constitue probablement la raison pour laquelle il a Ă©tĂ© supprimĂ© de la traduction.

Mais, alors, nous pourrons invoquer Ă©galement la thĂ©orie de Lancan de « lalangue », qui reprĂ©sente un excĂšs verbal, une nĂ©cessitĂ© intime de dire plus et qu’il dĂ©finissait ainsi : « partant d’un mot choisi intentionnellement pour nommer la chose et qui en “libĂšre” un autre dont il Ă©tait “gros” : trajet d’un mot dans les couches de rĂ©sonance de lalangue, d’oĂč revient en Ă©cho un autre mot. »7. C’est le phĂ©nomĂšne pendant lequel une expression entraĂźne spontanĂ©ment une autre qui lui est attachĂ©e, par des rĂ©sonances phonĂ©tiques et, nous ajouterions, sĂ©mantiques. C’est donc une Ă©criture spontanĂ©e, que cette thĂ©orie nous rĂ©vĂšle et qui marque une divergence importante par rapport Ă  l’écriture aphoristique que Cioran pratiquera en français.

Finalement, pour nommer une autre interprĂ©tation possible, nous considĂ©rons que cet aspect de l’écriture de Cioran est susceptible de nous montrer le processus de la crĂ©ation : il permet de tracer le chemin qu’une expression fait pour s’accomplir, la façon dont une image s’arrondit au cours des reprises successives. Cela est manifeste dans les exemples ci-dessous :

Dar moartea, moartea… Să mă lege de ea numai un dor ascuns, un regret vegetal, o Ăźncovoiere de plantă mĂąhnită sau o conspiraĆŁie secretă cu ondulaĆŁiile funebre ale naturii? (p. 154)

La mort
 N’y suis-je liĂ© que par une aspiration secrĂšte, un regret vĂ©gĂ©tal, une complicitĂ© avec les ondulations funĂšbres de la nature ? (p. 325)

On devine facilement que la premiĂšre occurrence, le flĂ©chissement d’une plante morne, portait en elle, qu’elle Ă©tait « grosse » de l’occurrence suivante, les ondulations funĂšbres de la nature, qu’elle a inspirĂ© Ă  l’auteur cette autre image plus abstraite et sublimĂ©e en quelque sorte.

Calea spre extaz Ɵi experienƣa vidului presupun un efort de tabula rasa, o străduinƣă spre un alb psihic, spre un incolor ün care se pot comunica vibraƣii fără tangenƣe materiale. (p. 73)

Toutes les deux supposent une volontĂ© ardue de « table rase », un effort vers un blanc psychique
 (p. 306)

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