The Proceedings of the International Conference Literature, Discourse and Multicultural Dialogue. Section: Language and Discourse, 1, Arhipelag XXI Press, TĂźrgu MureĆ, 2013, p. 304-312.
Abstract: The analysis of Emil Cioranâs French translations does not only contribute to the translation studies, but it also underlines the evolution of his writing in time. Cioranâs translators and Cioran himself, who participated directly in the translation of Tears and Saints and presumably in that of On the Heights of Despair, molded his Romanian work accordingly to his French style. Important parts of the text were cut out, descriptive passages removed, as well as explosive metaphors, or words which were followed by other synonymous terms and formulations, all defining of Cioranâs earlier creation. They tried to mold it after its aphorisms and the concise writing he practiced later on. These differences that separate the original from the translation will most likely show us the evolution of Cioranâs image in time: sentimental at first, he then became a very lucid writer repressing his poetic side.
Key-words: Cioran, Translation, Rewriting, Repetition, Reformulation
Traduction, auto-traduction, ou réécriture ? Difficile de discerner avec prĂ©cision entre ces termes dans le cas de la traduction française Des Larmes et des saints1, faite par Sanda Stolojan en collaboration avec Emil Cioran lui-mĂȘme. Dâun cĂŽtĂ©, on remarque la prĂ©sence des pratiques employĂ©es dans les traductions proprement dites et qui tĂ©moignent dâun vrai travail de traduction : traduction directe â littĂ©rale ou mot-Ă -mot : « Frica este o moarte de fiecare clipÄ. » (p. 26)/ La peur est une mort de chaque instant. » (p. 294), traduction oblique â Ă©quivalences idiomatiques, transpositions : « ar fi scos de mult pe Dumnezeu din circulaĆŁie » (p. 61)/ « Aurait vite fait de mettre Dieu au rancart » (p. 303), « a trage chiulul morĆŁii » (p. 34)/ « tricher avec elle » (p. 295) ; explicitations et paraphrases : « Nu-i gÄsesc goluri Ăźnspre care sÄ arunc punĆŁi. » (p. 70)/ « Je ne lui trouve aucun point faible qui me permette de lâapprocher et de le comprendre.» (p. 304), « Un Shakespeare cu inimÄ de fecioarÄ Â» (p. 7)/ « Un Shakespeare frappĂ© dâinnocence» (p. 289). Mais ces procĂ©dĂ©s restent assez rares et isolĂ©s, il est plus facile de trouver, au contraire, des exemples qui tĂ©moignent dâun travail de réécriture radical, tĂąche qui incombe le plus probablement Ă lâĂ©crivain lui-mĂȘme. En analysant les divergences qui Ă©loignent les deux textes de façon manifeste, nous allons observer trois axes dominants, interconnectĂ©s, qui rĂ©gissent la plupart des transformations de la traduction française et qui sont Ă©galement rĂ©vĂ©lateurs de lâĂ©volution stylistique que les textes cioraniens ont subie au fil du temps.
Comme dans les autres traductions de Cioran que nous avons analysĂ©es, notamment celle de Sur les cimes du dĂ©sespoir, nous pouvons observer une tendance flagrante de rĂ©duire lâexcĂšs verbal, les rĂ©pĂ©titions, les redoublements synonymiques, les explications trop longues. En roumain, les mots, les expressions, et les phrases mĂȘmes sont redoublĂ©s et se font Ă©cho Ă lâintĂ©rieur du texte. Dans lâexemple suivant, Cioran dit presque la mĂȘme chose, mais de trois façons diffĂ©rentes, en français cependant une seule occurrence semble ĂȘtre suffisante :
VĂąrsta inocenĆŁei a lui Reynolds ßƣi aratÄ cÄ viaĆŁa n-ar fi avut decĂąt o ĆansÄ: eternizarea copilÄriei. Cu cĂąt priveĆti tabloul pictorului englez, cu atĂąt ßƣi dai seama cÄ am intrat cu toĆŁii Ăźntr-o ratare fatalÄ Ći necruĆŁÄtoare, cÄ nu existÄ decĂąt o ratare: a nu mai fi copil2. (p. 133)
« LâĂąge de lâinnocence ». Plus on contemple les tableaux de Reynolds, plus on se persuade quâil nây a quâun seul Ă©chec : cesser dâĂȘtre un enfant. (p. 321)
Le projet dâĂ©criture du texte original, ainsi que celui de la traduction, sâesquissent trĂšs clairement dans ce passage, lâĂ©crivain reprend une idĂ©e Ă travers des paraphrases, des reformulations : le tableau de Reynolds tâapprend que tu avais une seule chance : dâĂ©terniser ton enfance, que nous nous trouvons tous dans un Ă©chec fatal et implacable (autre redondance), et quâil nây a quâun seul Ă©chec : celui de cesser dâĂȘtre un enfant. Il tourne donc cette idĂ©e sur tous ses cĂŽtĂ©s, jouant sur lâantonymie des mots : Ă©chec-chance, Ă©terniser-cesser, remplaçant des mots par des synonymes : fatal-implacable, on se persuader-on nous montre et arrive Ă une formule finale, Ă caractĂšre de sentence : « il nây a quâun seul Ă©chec : cesser dâĂȘtre un enfant ». LâĂ©crivain retient justement cette derniĂšre formule, gommant les tentatives prĂ©cĂ©dentes dâexpression, le processus par lequel une certaine expression prend forme. En roumain, on demeure avec lâimpression que lâĂ©crivain entend Ă©puiser ainsi toutes les possibilitĂ©s dâexpression, quâil fait le tour de lâidĂ©e. Ce qui peut tĂ©moigner dâune volontĂ© de se faire comprendre, de faire passer son message, mais câest notamment le dĂ©sir de se libĂ©rer dâun contenu non-verbalisĂ©, de lui donner une forme, que ces citations semblent traduire. Les exemples abondent en ce sens :
Buddha a fost un optimist provocator. Cum de n-a observat el cÄ nu numai tot ce este e durere, ci Ći tot ce nu este? Chinul defineĆte fiinĆŁa tot atĂąt cĂąt nefiinĆŁa3. (p. 153)
Bouddha Ă©tait un optimiste. Se peut-il que quâil nâait pas observĂ© que la douleur dĂ©finit lâĂȘtre comme le non-ĂȘtre ? (p. 324)
ĂmpÄrÄĆŁia cerurilor se Ăźntinde Ăźn golurile vitalitÄĆŁii. Neutralitatea biologicÄ sau un zero vital sunt obiectivele imperialismului ceresc. (p. 10)
Le royaume des cieux gagne petit Ă petit les vides de notre vitalitĂ©. LâimpĂ©rialisme cĂ©leste a pour objectif le zĂ©ro vital. (p. 290)
Ces exemples sont assez Ă©loquents, ils soutiennent lâhypothĂšse que nous avancions prĂ©cĂ©demment de la libĂ©ration dâune pensĂ©e qui nâavait pas encore de forme, Ă travers une expression ample et redoublĂ©e. Dans la derniĂšre citation, en roumain, nous voyons assez clairement quâil y a une idĂ©e qui obsĂšde lâauteur, quâil essaie de lui donner une contenance linguistique Ă travers les trois occurrences successives, considĂ©rant quâune seule de ces occurrences nâaurait pas eu la mĂȘme force dâexpression. En français, ce processus est moins visible, parce que seulement deux occurrences sont traduites, et elles sont placĂ©es Ă une certaine distance. Le jeune Ă©crivain voudrait donc se libĂ©rer de ce contenu en lui assignant une forme matĂ©rielle adĂ©quate et qui lui correspondrait parfaitement. Nous arrivons donc Ă une autre possible interprĂ©tation, connexe Ă la premiĂšre, qui vise la recherche du mot juste. LâĂ©crivain semble avoir du mal Ă trouver une expression assez forte pour transcrire son idĂ©e, câest pourquoi, ne pouvant pas aller directement Ă lâessentiel, il fait le tour de lâidĂ©e, il la  place Ă la croisĂ©e de ces multiples expressions. Cette thĂ©orie du mot juste nâest Ă©videmment pas nouvelle, ayant fait le sujet de plusieurs Ă©tudes, comme celle de Jacqueline Authier-Revuz que nous pourrions citer ici : « Ce manque du mot que nommerait parfaitement la chose visĂ©e se trouve aussi reprĂ©sentĂ© par le jeu de deux mots, et des trajets dont ils ouvrent lâespace entre eux. »4. Cette citation parle justement dâune insatisfaction, du manque dâun mot, insaisissable mais qui se trouverait inscrit dans lâespace qui se crĂ©e entre deux occurrences5. Mais câest probablement Cioran lui-mĂȘme qui dĂ©crit le mieux cette Ă©preuve trĂšs difficile pour lui de trouver le mot qui convient le mieux Ă ses contenus intĂ©rieurs : « Le âtalentâ, câest la capacitĂ© de combler lâintervalle qui sĂ©pare lâĂ©preuve et le langage. Pour moi, cet intervalle est lĂ , bĂ©ant, impossible Ă remplir ou Ă escamoter. Je vis dans une tristesse automat ique, je suis un robot Ă©lĂ©giaque. »6. Dans cette citation qui date depuis sa pĂ©riode française, Cioran touche du doigt justement cette dimension de son Ă©criture de jeunesse que nous entendions surprendre par les exemples prĂ©cĂ©dents. La source de cette quĂȘte infructueuse serait, selon lâĂ©crivain, un manque de talent, le talent de la poĂ©sie, nous le verrons plus loin, manque avec lequel il semble sâĂȘtre rĂ©conciliĂ© et qui ne justifie plus cette quĂȘte frĂ©nĂ©tique de sa jeunesse.
Par contre, celle-ci est trĂšs prĂ©sente dans ses Ćuvres roumaines, et nous pouvons donner encore un dernier exemple assez convaincant :
Ăn echilibrul organic, suntem la acelaĆi nivel cu lumea. Ći de aceea nici nu suntem. CÄutarea suferinĆŁei pleacÄ Ăźn primul rĂąnd dintr-o dorinĆŁÄ de a scÄpa din lumea obiectelor […]. Durerea a frĂąnt identitatea naturii. Ănainte de a o cunoaĆte cu toĆŁii eram naturÄ. CÄci eram Ăźn rĂąnd cu existenĆŁa. Dar durerea ne-a pus la pas cu Dumnezeu… 131-132
Dans cet exemple, nous saisissons le travail fait par le jeune Cioran sur lâexpression : il reprend la mĂȘme idĂ©e Ă quelques lignes distance, remplaçant une colocation avec une autre : A fi la acelaĆi nivel â Ăźn rĂąnd â la pas : ĂȘtre de mĂȘme niveau avec lâexistence â ĂȘtre de plein pied avec lâexistence â marcher cĂŽte Ă cĂŽte avec Dieu. Câest la recherche dâune expression toujours plus percutante que Cioran semble entreprendre dans ce passage dont lâidĂ©e sera rebattue souvent dans cette partie du livre, ce qui constitue probablement la raison pour laquelle il a Ă©tĂ© supprimĂ© de la traduction.
Mais, alors, nous pourrons invoquer Ă©galement la thĂ©orie de Lancan de « lalangue », qui reprĂ©sente un excĂšs verbal, une nĂ©cessitĂ© intime de dire plus et quâil dĂ©finissait ainsi : « partant dâun mot choisi intentionnellement pour nommer la chose et qui en âlibĂšreâ un autre dont il Ă©tait âgrosâ : trajet dâun mot dans les couches de rĂ©sonance de lalangue, dâoĂč revient en Ă©cho un autre mot. »7. Câest le phĂ©nomĂšne pendant lequel une expression entraĂźne spontanĂ©ment une autre qui lui est attachĂ©e, par des rĂ©sonances phonĂ©tiques et, nous ajouterions, sĂ©mantiques. Câest donc une Ă©criture spontanĂ©e, que cette thĂ©orie nous rĂ©vĂšle et qui marque une divergence importante par rapport Ă lâĂ©criture aphoristique que Cioran pratiquera en français.
Finalement, pour nommer une autre interprĂ©tation possible, nous considĂ©rons que cet aspect de lâĂ©criture de Cioran est susceptible de nous montrer le processus de la crĂ©ation : il permet de tracer le chemin quâune expression fait pour sâaccomplir, la façon dont une image sâarrondit au cours des reprises successives. Cela est manifeste dans les exemples ci-dessous :
Dar moartea, moartea… SÄ mÄ lege de ea numai un dor ascuns, un regret vegetal, o Ăźncovoiere de plantÄ mĂąhnitÄ sau o conspiraĆŁie secretÄ cu ondulaĆŁiile funebre ale naturii? (p. 154)
La mort⊠Nây suis-je liĂ© que par une aspiration secrĂšte, un regret vĂ©gĂ©tal, une complicitĂ© avec les ondulations funĂšbres de la nature ? (p. 325)
On devine facilement que la premiĂšre occurrence, le flĂ©chissement dâune plante morne, portait en elle, quâelle Ă©tait « grosse » de lâoccurrence suivante, les ondulations funĂšbres de la nature, quâelle a inspirĂ© Ă lâauteur cette autre image plus abstraite et sublimĂ©e en quelque sorte.
Calea spre extaz Ći experienĆŁa vidului presupun un efort de tabula rasa, o strÄduinĆŁÄ spre un alb psihic, spre un incolor Ăźn care se pot comunica vibraĆŁii fÄrÄ tangenĆŁe materiale. (p. 73)
Toutes les deux supposent une volonté ardue de « table rase », un effort vers un blanc psychique⊠(p. 306)
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