Language and Literature â European Landmarks of Identity, 3 (2), Universitatea din PiteÈti, PiteÈti, 2007, p. 4.
RĂ©sumĂ©: Parmi les rares Ă©crivains dont Cioran a bien consenti de parler se comptent Beckett et Henri Michaux, deux auteurs que lâon peut aisĂ©ment classer dans la mĂȘme famille spirituelle dont fait partie le Roumain, cercle fermĂ© Ă coordonnĂ©es paradoxales. Au poĂšte belge le rattache plus dâune particularitĂ© et cette hypothĂšse nous a Ă©tĂ© confirmĂ©e Ă la lecture de la remarquable biographie que J-P. Martin a rĂ©alisĂ©e sur Michaux. Il nous a paru alors que le dĂ©sir de Cioran de sâintĂ©grer Ă la langue française Ă©tait du mĂȘme ordre premier que le dĂ©sir manifestĂ© par Henri Michaux de devenir Ă©crivain français. Ce dernier nâavait pas besoin dâintĂ©grer une langue, tout au moins celui dâintĂ©grer une culture. Pour Cioran – rĂ©aliser le discours de sa pensĂ©e dans la langue de Saint-Simon Ă©quivalait de facto Ă une incorporation Ă cette mĂȘme culture. DĂ©sir dâintĂ©gration culturel pour deux consciences dĂ©sintĂ©grantes Ă plusieurs niveaux â ainsi apparaissent Ă nos yeux ces deux gĂ©ants francophones- qualifiĂ©s avec un « barbarisme » volontairement provoquant ; ce nâest pourtant pas pour le goĂ»t excessif du paradoxe que nous lâavons prix. Il sâimposait tout naturellement devant lâaspect dĂ©-constructeur (au sens de rupture dâavec un sens fĂ©dĂ©rateur) que prĂ©sentent leurs crĂ©ations et leurs biographies.
Mots-clés : Biographie, Intégration culturelle, Paradoxe
Quelques prémisses méthodologiques
Parler dâauteurs aussi surprenants que nos deux « sujets » nâest pas sans risque, et pour Ă©viter de se fourvoyer il nous faut mettre quelques jalons, circonscrire les termes-clĂ© de notre intervention. Le paradoxe est un fait, un Ă©tat de choses, une idĂ©e contraire Ă lâopinion commune, qui peut par consĂ©quent surprendre, mais que lâon accepte comme telle. LâintĂ©gration, terme dont on fait grand cas ces derniers temps, doit ĂȘtre compris comme le tenant du verbe « intĂ©grer », pris dans son sens du français courant « faire entrer dans un ensemble en tant que partie intĂ©grante » (Petit Robert) et lâintĂ©grant serait lâadjectif que lâon applique aux parties « qui contribuent Ă lâintĂ©gritĂ© dâun tout sans en constituer lâessence » (selon le mĂȘme dictionnaire). Il faudrait ajouter lâemploi argotique (lâargot scolaire) du verbe : « ĂȘtre reçu dans une grande Ecole » (gĂ©nĂ©ralement utilisĂ© Ă propos et par les normaliens) comme verbe intransitif. Ces prĂ©cautions prises, il nous faudra proposer des pistes, montrer la lĂ©gitimitĂ© de notre rapprochement. Le premier Ă nous fournir des arguments en ce sens câest CioranâmĂȘme, dans le portrait quâil a esquissĂ© de Michaux. Et qui pourrait servir dâun portrait envoyĂ© en reflet ou dâun autoportrait en miroir :
« Michaux mâemmenait assez rĂ©guliĂšrement au Grand Palais oĂč lâon donnait toutes sortes de films Ă caractĂšre scientifique, certains curieux, dâautres techniques, impĂ©nĂ©trables. Pour dire la vĂ©ritĂ©, ce qui mâintriguait câĂ©tait moins les projections que lâintĂ©rĂȘt quâil y prenait. Comment, ne cessais-je de me demander, un esprit aussi vĂ©hĂ©ment, tournĂ© vers soi-mĂȘme, en perpĂ©tuelle ferveur et frĂ©nĂ©sie, arrivait-il Ă sâenticher de dĂ©monstrations si minutieuses, si scandaleusement impersonnelles ? Ce nâest que plus tard (âŠ) que je compris Ă quel excĂšs dâobjectivitĂ© et de rigueur il pouvait atteindre » (in Ćuvres, Exercices dâadmiration, p.1596, Ă©d. Gallimard, 1995).
Plus rĂ©cemment, les rĂ©cits rendant compte de la croisĂ©e de ces deux destinĂ©s se sont multipliĂ©s par les tĂ©moignages dâun Alain Bosquet (dans La mĂ©moire ou lâoubli) ou par la biographie que J-P. Martin a consacrĂ© Ă Michaux, ouvrage incontournable et qui nous servira souvent dâappui dans notre prĂ©sente dĂ©monstration.
Les existences mĂȘmes de ces deux hommes, se recoupent et se ressemblent sur de nombreux points, suivant une trajectoire dont lâĂ©volution a Ă©tĂ© influencĂ©e plus par la volontĂ© des deux hommes que par les alĂ©as de la vie.
Henri Michaux – le « nĂ©-fatiguĂ© » et Emil Cioran – le mĂ©lancolique chronique qui deviendront peut-ĂȘtre crĂ©ateurs tout simplement dâun inconvĂ©nient âŠdâĂȘtre nĂ©s. NĂ© fatiguĂ© et mĂ©lancolique chronique â traits personnels reconnus par leurs propresâŠporteurs, facettes semblables, formulĂ©es en nĂ©gatif de ces deux personnalitĂ©s hors du commun. Tous deux sont des exilĂ©s volontaires fuyant la « province » pour la capitale de lâEurope qui est encore, en ce temps-lĂ Paris.
On se les figure aisĂ©ment, jeunes et fiĂ©vreux, montĂ©s dans un train imaginaire, Ă usage unique, les emmenant de leur pays dâorigine vers le lieu magique de la LittĂ©rature, accomplissant ainsi leurs Voyages dâexpatriation (titre dâun recueil de Michaux). Cioran parti de son Sibiu natal vers la France, Michaux nâayant plus de cesse de fuir la Belgique, de gagner Paris. Le pouvoir dâattraction quâexerce Paris sur les intellectuels europĂ©ens dâentre les deux guerres est immense. « On sait bien que les artistes Ă©trangers du monde entier » âdit lâexĂ©gĂšte de Michaux en Ă©largissant lâaire des soupirants ou aspirants Ă la capitale française- « avides de dĂ©vorer les mythes de la modernitĂ© en marche, ont les yeux tournĂ©s vers Paris, quâils dĂ©sirent, habitent ou traversent dans une noria incessante. On mesure, comme les Ă©crivains amĂ©ricains Ă Paris, la vĂ©ritĂ© de cette phrase de Gertrude Stein : Le XX-e siĂšcle se trouvait lĂ oĂč Ă©tait Paris ». J-P. Martin : HM, p105). Mais il y a une diffĂ©rence dans la ressemblance : Michaux se dit un « exilĂ© » alors que Cioran se considĂšre un « expatriĂ© » !
[PDF]
Â