“Cioran, ou l’impuissance d’Ăštre plus qu’un roumain” (Mircea A. Diaconu)

Journal of Romanian Literary Studies, no. 2, Arhipelag XXI Press, Türgu-MureƟ, 2012, p. 40-49.

Abstract: The present study questions the hypothesis according to which Cioran’s choice to abandon his youth Legionary beliefs is due to his refusal to write in Romanian and to the embracement of French language as the language of reason. Our theory is justified by the interpretation of the reasons that generated his ostentatious and “antiRomanian” excesses during the Romanian period, and also to the existing differences between this period and the French one. His attacks against Romania are, in reality, expressions of self-loathing (of his own identity in crisis). The rift is more likely a change in vision: in France, Cioran acknowledges the very representations of his people he strongly rejected during the Romanian period.

Parler de Cioran est, en quelque sorte, peser aussi l’épisode de sa jeunesse lĂ©gionnaire. Certes, ces faits peuvent recevoir plusieurs explications, chacune d’entre elles ayant son grain de vĂ©ritĂ©. Nous avons, au fond, d’un cĂŽtĂ©, le fait (qui devrait ĂȘtre minutieusement dĂ©crit, prĂ©sentĂ© en rĂ©gime descriptif et d’inventaire, d’un point de vue documentaire, autant que possible) et, de l’autre cĂŽtĂ©, les diffĂ©rentes interprĂ©tations donnĂ©es, parmi lesquelles nous ne devrions pas exclure celle de Cioran lui-mĂȘme.

Ses propres mots sur cette sĂ©quence biographique – invoquĂ©s souvent et que nous ne reprenons pas ici – ne devraient ĂȘtre lus qu’à titre d’hypothĂšse. La vĂ©ritĂ© de Cioran sur lui- mĂȘme?! Il ne fait que construire (re-construire) une identitĂ© dans une crise permanente. C’est surtout cette prĂ©caritĂ© du soi, finalisĂ©e, comme chez Pessoa, dans une multiplication du «moi», qui me semble distinctive pour la modernitĂ© que Cioran illustre. Puisqu’il ne se reconnaĂźt pas dans un milieu fort, Cioran y rĂȘve pour se contenter aprĂšs de l’exploration de la nĂ©gativitĂ©, de l’absence du moi, de l’occupation des marges. Et parmi les nombreuses raisons de son non-retour en Roumanie, je rĂ©flĂ©chirais justement Ă  cette crainte de la rencontre avec un soi Ă©tranger, qui pourrait perturber le fragile Ă©quilibre gagnĂ©, jamais dĂ©finitif, qui lui est garanti par l’anonymat.

En tout cas, on peut soupçonner que, en fonction du destinataire des lettres, des entretiens, des notes, etc., ses propres mots sur la jeunesse tumultueuse disent de facto autre chose, mĂȘme si, en principe, le sens des affirmations reste le mĂȘme, en exprimant le regret d’une jeunesse tumultueuse, folle, ahurissante. Ils disent autre chose parce que, en fonction du contexte, ce sont des tĂ©moignages justificatifs et annihilants. D’une façon ou d’une autre, Cioran doit (il sait qu’il le doit) nier son passĂ©. S’il le renie vĂ©ritablement, c’est une autre question Ă  laquelle je ne donnerais pas des rĂ©ponses toutes faites. En tout cas, en exprimant son regret, Cioran ne fait que lire sa jeunesse comme on lit un texte (il en garde dans sa mĂ©moires des bribes), qu’il traduit dans un autre texte. Ainsi, une interprĂ©tation qui vise, au- delĂ  du besoin de se comprendre soi-mĂȘme (rĂ©ellement ou pas, on l’ignore), la rĂ©action d’un destinataire. Mais Cioran peut-il encore ĂȘtre sincĂšre si le monde dans lequel il vit se rapporte Ă  des valeurs tout Ă  fait diffĂ©rentes? Combien de lĂąchetĂ© (opportunisme ou conformisme) reste- t-il du courageux qu’il Ă©tait dans sa jeunesse?! Savait-il qu’il Ă©tait poursuivi par la police secrĂšte française? En tout cas, mĂȘme s’il avait Ă©tĂ© tout Ă  fait sincĂšre, honnĂȘte avec lui-mĂȘme  et qu’il se situerait, par lĂ  mĂȘme, au-delĂ  de l’intention de communiquer une image sur soi-mĂȘme, Cioran regarde vers son propre passĂ© comme sur une toile de cinĂ©ma: il se voit dans un film et essaie de s’y reconnaĂźtre. L’étranger qui porte (partiellement) son nom doit ĂȘtre compris. Difficile Ă  croire qu’il puisse ĂȘtre plus «objectif» que quelqu’un qui n’y est pas impliquĂ©.

Quant Ă  une vĂ©ritĂ© absolue extĂ©rieure, les difficultĂ©s, non pas plus grandes, sont d’autre nature. Comprendre les mĂ©canismes subtils qui ont gĂ©nĂ©rĂ© l’adhĂ©sion de Cioran Ă  la droite nationaliste ne signifie pas seulement comprendre l’époque, mais aussi connaĂźtre le personnage dans ses vibrations intimes. Souvent, on le sait bien, des trajets essentiels sont gĂ©nĂ©rĂ©s par des faits absolument dĂ©pourvus d’importance, oubliĂ©s dans la zone plutonique de l’ĂȘtre. On a, en tout cas, les diffĂ©rentes interprĂ©tations qui se superposent, se complĂštent, se nuancent, mĂȘme en se contredisant. Je proposerai, finalement, une de plus, qui n’a pas la prĂ©tention de nier les autres, mais peut-ĂȘtre l’orgueil d’en faire une somme, tout en les dĂ©passant. En tout cas, le but de cet article n’est pas cette hypothĂšse en elle-mĂȘme, mais le dĂ©bat d’une idĂ©e, vĂ©hiculĂ©e ces derniĂšres annĂ©es dans l’espace culturel français. Je l`ai retrouvĂ©e formulĂ©e clairement dans une Ă©tude signĂ©e par Marie DollĂ©, L’imaginaire des langues.

De quoi s’agit-il, briĂšvement? Citons quelques fragments qui renvoient Ă  la conversion de Cioran: «Tout ce qu’écrit Cioran en français possĂšde une dimension rĂ©flexive et, de son propre aveu, le changement de langue introduit une cassure brutale et dĂ©finitive dans sa vie d’écrivain» (DollĂ©, 128). Plus tard: «Renoncer au roumain permet sans doute d’expier et d’extirper de lui-mĂȘme les racines d’une langue qui avait permis en mĂȘme temps que l’enthousiasme et la fureur ce qu’il appelle des divagations» (DollĂ©, 135-136). Les conclusions de la derniĂšre phrase? «…ce renversement n’est possible, que parce que Cioran change de langue: renoncer Ă  l’idiome dans lequel ont Ă©tĂ© exprimĂ©es les opinions antisĂ©mites constitue la seule façon de les mettre Ă  distance et de s’en sĂ©parer» (DollĂ©, 137). La folie de la jeunesse serait ainsi due au fait que Cioran Ă©crit en roumain, une langue, comprend-on, non- rĂ©flexive (Ă©ventuellement expressive et, par lĂ  mĂȘme, impulsive); une fois entrĂ© dans l’espace culturel et linguistique français, Cioran abandonne la langue de la jeunesse, et, par voie de consĂ©quence, une des causes qui auraient gĂ©nĂ©rĂ© la folie de la jeunesse, son discours (lui- aussi) s’illuminant par l’accĂšs de rĂ©flexivitĂ©. J’espĂšre n’voir rien dĂ©tournĂ©, par condensation, du sens explicite de cette idĂ©e que l’exĂ©gĂšse française plus rĂ©cente construit sur ce thĂšme.  Plus encore, Cioran sacrifie sa langue, mais le fait afin de se sauver lui-mĂȘme, non pas en tant qu’auteur, qui est sur le point d’utiliser une langue qui pourra assurer sa cĂ©lĂ©britĂ©, mais surtout, sousentend-on, en tant qu’ĂȘtre. Et, mĂȘme si l’on sait que Cioran fait des affirmations souvent contradictoires, consĂ©quence d’une identitĂ© pulvĂ©risĂ©e, on y cite les mots dits Ă  Gabriel Liiceanu: «J’ai rompu d’un coup avec tout: ma langue, mon passĂ©, tout». En dĂ©pit du tranchant ferme d’une telle rĂ©ponse, il reste la question si une telle rupture Ă©tait-elle possible. J’y ferais plutĂŽt une lecture suspicieuse. Ce n’est pas justement l’impossibilitĂ© de rompre dĂ©finitivement et irrĂ©mĂ©diablement qui gĂ©nĂšre la fermetĂ© d’une telle affirmation? De plus, en dĂ©pit de la dĂ©cision de rompre dĂ©finitivement d’avec le passĂ©, ce n’est pas surtout cette partie abyssale de l’ĂȘtre qui revient avec une rĂ©currence obsessionnelle, de maniĂšre stringente, et, par lĂ  justement, le besoin d’affirmer la rupture avec le dĂ©sir mĂȘme de la rĂ©aliser?! S’il avait vraiment rompu d’avec le passĂ©, Cioran n’aurait plus Ă©tĂ© intĂ©ressĂ© par le passĂ©. Plus encore, je crois que, chose que j’essayerai mĂȘme de dĂ©montrer en quelque sorte, quoiqu’à un autre niveau, sur un autre plan, Cioran reprend Ă  Paris une partie des obsessions et du comportement de sa jeunesse, de sorte que les diffĂ©rences ne sont pas du tout si grandes que certaines interprĂ©tations le laisseraient croire, y-compris celle de Cioran. Et si l’on parlait de multiples «moi», comme dans le cas de Pessoa, on ne prend pas en compte les deux possibles hypostases – avant France et aprĂšs Roumanie – mais les multiples changements d’attitude, de comportement et d’identitĂ©, pas seulement d’un jour Ă  l’autre, mais aussi d’une phrase Ă  l’autre. DiffĂ©rents «moi» Ă  l’intĂ©rieur d’un mĂȘme paragraphe des Cahiers.

Mais revenons. Ce qui est surprenant au fond dans l’hypothĂšse Ă  laquelle je me confronte est, avant tout, sa simplicitĂ©. Certes, cela peut ĂȘtre un moyen de couper une fois pour toutes le noeud gordien. Mais Cioran est trop compliquĂ© pour qu’il puisse ĂȘtre rĂ©duit Ă  une si Ă©lĂ©mentaire, au sens de simple, interprĂ©tation. Sans doute, la langue est un sceau qui donne forme Ă  l’ĂȘtre. Pourtant, au-delĂ  de la beautĂ© de la thĂ©orie, la langue n’est pas le seul facteur dĂ©terminant; si tel Ă©tait le cas, tous les Ă©crivains en langue roumaine auraient le mĂȘme tempĂ©rament que Cioran lorsqu’il Ă©tait jeune. Or, Cioran, on le sait bien, est plutĂŽt une exception. (Une autre exception, mais dans une maniĂšre diffĂ©rente, est Celan, qui continue Ă  Ă©crire dans la langue de ceux qui avaient tuĂ© ses parents). Pour ĂȘtre clair depuis le dĂ©but, je dirais que blĂąmer la langue de Cioran pour les ferveurs de sa jeunesse me semble une solution commode, supĂ©rieure, ignorante. Qui a comme but, d’un cĂŽtĂ©, sauver Cioran et, de l’autre cĂŽtĂ©, dĂ©montrer la supĂ©rioritĂ© (par la rĂ©action qu’elle gĂ©nĂšre) de la langue française, langue de l’esprit, de la raison.

Au-delĂ  de tout, il me semble qu’au coeur de cette hypothĂšse se trouve une contradiction de fond. Comment expliquer le fanatisme de la jeunesse par la langue d’un peuple que Cioran considĂšre inapte pour faire l’histoire? Autrement dit, pour tous les autres, amorphes, dĂ©pourvus de vitalitĂ©, la langue a Ă©tĂ© anihiliĂ©e pendant des siĂšcles et seulement pour Cioran elle est explosive et tempĂ©ramentale?! Au fond, revenons Ă  Cioran. La «fureur dĂ©sespĂ©rĂ©e» de jeunesse – mais le syntagme est extrait des cahiers parisiens est fait donc rĂ©fĂ©rence au prĂ©sent – ne peut pas ĂȘtre comprise qu’en regardant ce Cioran des annĂ©es parisiennes. Il parle de lui comme de quelqu`un de douteux, suspect et incertain, qui aurait en lui quelques chose de slave et de hongrois, non pas latin (rien donc de rationnel), il s’identifie aux juifs errants, il est ravagĂ© par la mĂ©lancolie, impuissant, il fuit devant l’histoire. Autrement, il refuse tout: un mariage, un travail, un fait quelconque qui puisse l’inscrire dans la sociĂ©tĂ©. Il semble n’assumer aucun type de responsabilitĂ© centrale. Tout est assumĂ© comme revers. Il n’explore que le nĂ©gativisme et transforme ses impuissances, ses maladies, ses Ă©checs, ses lĂąchetĂ©s, ses vices en chance. Étrange comme il se reconnaĂźt dans sa mĂšre et dans son peuple. Citons quelques fragments Ă©loquents des Cahiers: «Tous ces peuples heureux, gavĂ©s, Français, Anglais… Oh! je ne suis pas d’ici, j’ai derriĂšre moi des siĂšcles de malheur ininterrompu. (Cahiers, 48). Je citerai encore une seule affirmation: «Tout homme veut ĂȘtre autre qu’il n’est (Cahiers, 78)1. Et une de plus, afin de regarder d’un autre angle le dĂ©sir de rompre d’avec le passĂ©. VoilĂ : «Quand je pense Ă  l’effervescence oĂč j’étais dans ma jeunesse Ă  cause de ma tribu! Quelle folie, grands dieux! Il faut s’arracher Ă  ses origines, ou tout au moins les oublier. J’ai tendence Ă  m’y reporter, sans doute par masochisme, par goĂ»t de l’esclavage, des «chaĂźnes», de l’humiliation» (Cahiers, 708). Suffisamment pour construire un autre portrait et d’autres causes.

Par consĂ©quent, la folie de jeunesse est due, d’aprĂšs moi, pas nĂ©cessairement au besoin de sauver son peuple par flagellation, mais surtout Ă  l’auto flagellation. Il y est question non seulement du sentiment de solitude supĂ©rieure, mais d’une haine de soi – qui le rapproche des Juifs de l’Europe Centrale – causĂ©e par ses propres limites qu’il veut dĂ©passer. Quelques uns des portraits plus tardifs, des annĂ©es parisiennes, nous montre Cioran dans la posture de la Roumanie, dont il dĂ©sirait la transfiguration. Cioran – un goĂ»t pour l’asservissement, pour les chaĂźnes, pour l’humiliation, qui l’aurait cru?! En rĂ©alitĂ©, c’est la haine de ses propres limites, oĂč il voit les limites de son peuple, qui transfĂšre la flagellation de soi vers son propre peuple. C’est une façon d’attaquer le noyau de son propre ĂȘtre. En tout cas, ce que Cioran veut c’est d’ĂȘtre autre. Comme on le sait, il Ă©choue. Il ne lui reste donc qu’aimer les limites – les siennes et celles de son propre peuple. Dans une des citations prĂ©cĂ©dentes on sent le bonheur d’appartenir Ă  un peuple qui a derriĂšre soi des siĂšcles de malheur. Il admire les anonymes restĂ©s en Roumanie et qui ont Ă©chouĂ©, il regrette de ne pas ĂȘtre un berger dans les montagnes, enfin, il ne nie plus son vide, mais le cultive. Si un changement survient donc dans la pĂ©riode parisienne, il n’est pas du tout liĂ© au fait d’avoir dĂ©passĂ© la ferveur de jeunesse en faveur d’une raison lumineuse. D’autre part, la ferveur de jeunesse n’est plus ce qu’elle semblait ĂȘtre, tout comme la sagesse donnĂ©e par la langue française n’est qu’un moyen d’accepter et d’explorer ce qu’il blĂąmait lorsqu’il Ă©tait jeune: l’impuissance de faire histoire, l’existence en marge, l’humiliation et l’anonymat. Il me semble qu’il s’y agit de l’ĂȘtre lui-mĂȘme et non pas de la conjoncture. Par consĂ©quent, le changement de langue ne gĂ©nĂšre pas le saut dans les raisons (et le reniement de sa propre jeunesse), mais en plus il attire une identification Ă©vidente avec le peuple duquel il est parti et qu’il voulait diffĂ©rent, parce que Cioran se  voulait diffĂ©rent lui-mĂȘme. En France il fait l’apologie de l’échec et de l’incréé. Citons aussi des Cahiers, deux sĂ©quences qui se rĂ©pondent mutuellement. D’un cĂŽtĂ©: «Pourquoi je suis un ratĂ©? Parce que j’ai aspirĂ© Ă  la fĂ©licitĂ©, Ă  un bonheur surhumain, et parce que, n’y pouvant atteindre, je me suis enfoncĂ© dans le contraire, dans une tristesse sous-humaine, animale, pis mĂȘme, dans une tristesse d’insecte. J’ai voulu le bonheur qu’on goĂ»te auprĂšs des dieux, et n’ai obtenu que cette prostration de termite» (Cahiers, 600). De l’autre: «Peut-ĂȘtre fallait-il s’en tenir Ă  l’état de larve, se dispenser d’évoluer, demeurer libre et inachevĂ©, s’inaugurer dans le ratage et s’épuiser interminablement dans une extase embryonnaire» (Cahiers, 674).

VoilĂ  pourquoi je ne crois ni dans une rupture entre l’époque française de Cioran et celle roumaine, que dans le sens d’un changement d’attitude, car ce qu’il hait au dĂ©but il arrive finalement Ă  aimer – c’est sa façon de sauver son moi, sa solution de survivence – ni que, en renonçant Ă  la langue roumaine en faveur de la langue française Cioran ait abandonnĂ© la folie de jeunesse par un saut brusque dans la bateau de la raison… [PDF]

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