“Les idĂ©es noires de Cioran” (Alfred Eibel)

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Valeurs Actuelles, 17 mai 2012

Le plus français des Ă©crivains roumains, pessimiste hantĂ© par la question de l’ĂȘtre, fait son entrĂ©e dans la PlĂ©iade.

Enfin E.M. Cioran (1911-1995) accĂšde – entrĂ©e ĂŽ combien justifiĂ©e – dans ce panthĂ©on de la littĂ©rature qu’est la BibliothĂšque de la PlĂ©iade. ConsĂ©cration renforcĂ©e par la publication d’un livre de tĂ©moignages sur sa vie et son Ɠuvre, aux Ă©ditions Pierre-Guillaume de Roux. Les Ă©vĂ©nements les plus banals de son existence ont eu sur lui des effets se traduisant dans une prose qui frappe le lecteur au plexus solaire. On ne s’étonnera pas si l’un de ses contemporains dĂ©clare Ă  propos de son style qu’il est celui « d’un La Rochefoucauld truffĂ© de fougue balkanique ».

Cette ardeur, ce bouillonnement n’appartiennent pas vraiment Ă  la famille des Ă©crivains français tels Saint-Simon, Bossuet, Pascal, La BruyĂšre, Retz, Chamfort, Mme du Deffand ou Joubert. Cioran ne donne ni dans la badinerie, ni dans la rĂ©signation d’un moraliste hautain, ni dans les soupirs successifs d’un Ă©crivain s’exprimant par aphorismes.

Il est Ă  l’opposĂ© de ces moralistes au style classique, bien architecturĂ©, oĂč les choses dites le sont sans que l’on se monte le bourrichon. Les adages, formules, sentences, alignĂ©s par Cioran, expectorĂ©s serait plus juste, se distinguent par un Ă©cho semblable Ă  une avalanche en haute mon tagne. Il y a dans chacun de ses propos une forme de colĂšre sous-jacente, impĂ©tueuse, qui tient au tempĂ©rament de l’écrivain, chez qui l’on trouve « des relents de pensĂ©es slaves ou allemandes, en somme, un pessimisme un peu exotique ».

L’écrivain issu d’Allemagne, d’Autriche ou de Russie ressent sa naissance comme une secousse sismique dont les consĂ©quences se traduisent par une nĂ©vrose permanente, un marasme contre lequel il engage une lutte quotidienne. Cioran : « On Ă©crit avec ses impuretĂ©s, ses conflits non rĂ©solus, ses dĂ©fauts, ses ressentiments, ses restes adamiques ». Plus une pensĂ©e se mallĂ©abilise, plus elle se renforce, plus elle s’impose comme un absolu despotique. Toute maxime, aphorisme, principe, contient Ă  des degrĂ©s variĂ©s des relents d’assujettissement. C’est la maniĂšre singuliĂšre de Cioran de bousculer l’évidence, de dĂ©concerter d’un seul branle ce qui pourrait paraĂźtre aller de soi. Insatisfait, il s’oblige Ă  pousser plus avant ses investigations jusqu’à l’excĂšs, les terminant par une pirouette stylistique qui signifie qu’on en a dĂ©jĂ  trop dit.

Pour lui, toute certitude est pathétique ou comique

Il suffit de lire PrĂ©cis de dĂ©composition ou De l’inconvĂ©nient d’ĂȘtre né : on Ă©prouve la sensation qu’il n’y a que le doute qui fasse vivre, que les certitudes ont quelque chose de pathĂ©tique, sinon de saugrenu, pouvant conduire Ă  un comique impayable. Rien d’étonnant de la part d’un homme venant d’une partie de l’Europe oĂč le burlesque est roi, jusqu’à la caricature, jusqu’au fou rire assorti d’un clin d’oeil. Car rire, Ă©crit Cioran, signifie qu’on est encore maĂźtre de tout. Ses aphorismes se tiennent en apesanteur au-dessus de nos destinĂ©es sentimentales.

Pour Cioran, la fin de l’Empire austro-hongrois fut en quelque sorte la fin d’un monde, ce monde d’hier dont parlait Stefan Zweig et qui dĂ©finitivement conditionne le regard portĂ© sur le monde. Ouvrons Syllogismes de l’amertume: Cioran pense que ce qui arrive Ă  l’homme ne peut s’achever qu’en intolĂ©rance. Et si la mort fait partie de la vie, et si le recours au suicide peut s’expliquer, c’est Ă  tout prendre l’écriture qui est salvatrice parce qu’elle est “le seul traitement quand on ne prend pas de mĂ©dicaments”.

La lecture de Cioran dĂ©clenche un nombre non nĂ©gligeable de dĂ©flagrations dans les esprits bardĂ©s de certitudes. Chez lui, comme chez Emily Dickinson, on observe une oscillation perpĂ©tuelle entre l’extase et l’angoisse. Ses mots frottĂ©s les uns contre les autres amĂšnent l’embrasement. Le Français s’écoute parler, savoure son Ă©loquence, Ă©crit Cioran. Contre cette prĂ©disposition, il a choisi le condensĂ©, le dĂ©capant, le paradoxal ; l’ellipse contre la logorrhĂ©e. Plus qu’un sceptique, Cioran adopte un dĂ©tachement qui s’exprime par une forme de dĂ©rision. Sa tournure d’esprit ressemble Ă©trangement Ă  celle du baryton, acteur et Ă©crivain tchĂšque Leo Slezak (1873-1946), capable de se moquer de ses propres performances vocales. Alfred Eibel

À lire

ƒuvres, Gallimard, “BibliothĂšque de la PlĂ©iade”, 1728 pages, 63 €.

Cioran et ses contemporains, sous la direction de Yun Sun Limet et Pierre-Emmanuel Dauzat, Ă©ditions Pierre-Guillaume de Roux, 352 pages, 26,50 €.

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