“Cioran et le rire” (Constantin Frosin)

Revue de littérature comparée, Klincksieck 2008/4 (no. 328)

L’influence de Chamfort sur Cioran est manifeste, Ă  plus d’un titre ; celle de La BruyĂšre Ă©galement, comme on le verra. « La plus perdue de toutes les journĂ©es est celle oĂč l’on n’a pas ri » dit Chamfort. Malheureusement pour le chercheur, Cioran n’aime guĂšre citer qui que ce soit (Cahiers, 1957-1972, Gallimard, Paris, 1997 : 867) : « Un texte farci de citations, que prouve-t-il ? Modestie ? LĂącheté ? Ou compĂ©tence ? PlutĂŽt que tout cela, une volontĂ© de marquer que le sujet ne vous concerne pas directement. » Il s’agira plutĂŽt d’inscrire Cioran dans des courants de pensĂ©e qui lui sont proches, Ă©tonnamment proches, parfois : ici, c’est la tradition moraliste d’inspiration française.

Sa solidaritĂ© avec les grands Ă©crivains, les grands esprits dont il fait lui-mĂȘme la rencontre, est toute Ă  son honneur, mais ce philosophe doublĂ© d’un moraliste se doit de mĂ©riter la comparaison. Du moins dans son Ɠuvre littĂ©raire, celle qui Ă©tait destinĂ©e au grand public, puisque les Cahiers, son vrai Journal, Ă©taient vouĂ©s Ă  la destruction, Ă  ne jamais ĂȘtre publiĂ©s.

En admettant qu’il plaise Ă  Cioran de rire, en certaines occasions et sous certaines conditions, nous devons faire deux corrections : d’abord en ayant recours Ă  La BruyĂšre : « Il faut rire avant d’ĂȘtre heureux, de peur de mourir sans avoir ri » mais aussi Ă  Voltaire : « Ceux qui cherchent des causes mĂ©taphysiques au rire ne sont pas gais. » Et Cioran est de ceux qui confessent plutĂŽt leur tristesse en parlant du rire ou en y faisant allusion, non pas parce qu’il faut parler du rire comme ce qui est le propre de l’homme, mais comme pour donner raison, Ă  sa maniĂšre, au Philipe Sollers de Passion fixe (Gallimard, 2000) : « Celui qui ne sait pas rire, ne doit pas ĂȘtre pris au sĂ©rieux. » Pourquoi ces citations ? Nous relevons des convergences, parfois Ă©tonnantes, non des sources.

Le rire de Cioran, n’a rien Ă  voir, Ă©videmment, avec les dĂ©finitions courantes ou habituelles. Exemple, ou plutĂŽt contre-exemple, tirĂ© du Petit Robert : « exprimer la gaĂźtĂ© par l’expression du visage, par certains mouvements de la bouche et des muscles faciaux, accompagnĂ©s d’expirations saccadĂ©es plus ou moins bruyantes. » Sans doute, d’autres dĂ©finitions moins descriptives ou physiologiques, permettraient de s’approcher quelque peu de l’originalitĂ© cioranienne : Ne pas parler ou ne pas faire quelque chose sĂ©rieusement (soit pour faire rire autrui, soit par ironie ou moquerie). Mais d’autres vont Ă  l’encontre de sa pensĂ©e, de sa façon d’ĂȘtre : se rĂ©jouir ou avoir une expression, un aspect joyeux. À preuve ce qu’il dit (Cahiers, p. 970) : « Schopenhauer est le seul philosophe allemand qui ait de l’humour, le seul qui me fasse rire. Ses explosions de colĂšre, ses indignations. » Nous reviendrons sur ce qui peut sembler un paradoxe, le premier d’une longue thĂ©orie. Il se trouve Ă©clairĂ© par l’affirmation placĂ©e sur la mĂȘme page : « [
] la tristesse Ă©tant le seul Ă©tat qui vous relie encore Ă  la vie. » Affirmation de moraliste, lĂ  encore, plutĂŽt pessimiste. Mais la vision dĂ©senchantĂ©e du monde, sous-jacente, qui est aussi l’objet de notre rĂ©flexion, oblige Ă  parler non d’un aphorisme de moraliste, mais d’une position morale, philosophique.

Dans son Ɠuvre littĂ©raire, sa fiction Ă  lui (voilĂ  que, pour une fois, il possĂšde quelque chose en propre), est Ă©crite pour choquer. Il veut frapper et mettre les points sur certains i, et lĂ , il se trouve curieusement dans le sillage d’une certaine critique littĂ©raire contemporaine : « Écrire, c’est Ă©branler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, Ă  laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de rĂ©pondre. » Il a Ă©tĂ© accusĂ© plus d’une fois d’insincĂ©rité — mais on oublie trop vite Jules Renard que la rĂ©daction d’un journal et l’humour rapprocheraient de Cioran : « Écrire, c’est presque toujours mentir ». Dans le mĂȘme temps, on a reprochĂ© Ă  Cioran sa trop grande sincĂ©ritĂ©, sa franchise, dans les affirmations de ses Cahiers. C’est Ă  cette Ɠuvre, qu’il avait condamnĂ©e Ă  ne pas ĂȘtre rendue publique, pour ĂȘtre l’expression pure et simple de ses Ă©tats d’ñme, que nous puiserons quelques affirmations pour les examiner et tenter de les comprendre, ou d’en rendre compte.

Nous dirons d’entrĂ©e de jeu que nous ne rejetons point des affirmations cioraniennes, comme : « Le rire est la seule excuse de la vie, la grande excuse de la vie ! Et je dois dire que, mĂȘme dans les grands moments de dĂ©sespoir (et lĂ , on croit lire Hugo : « L’éclat de rire est la derniĂšre ressource de la rage et du dĂ©sespoir », j’ai eu la force de rire. C’est l’avantage des hommes sur les animaux. Rire est une manifestation nihiliste, de mĂȘme que la joie peut ĂȘtre un Ă©tat funĂšbre. » C’est dans les deux derniĂšres lignes qu’il lĂšve le voile sur sonrire, qui n’a rien Ă  voir avec la joie, au sens commun du terme, mais qui renverrait Ă  une joie sui generis qui dĂ©fie les distinctions trop faciles, trop Ă©videntes. Il affirme encore (Cahiers, p. 142) : « J’ai remarquĂ© que je suis presque toujours gai quand tous les autres sont malheureux. » Cette franchise trouverait un Ă©cho dans le proverbe français : « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. » Ou elle rejoindrait d’autres aveux tout aussi provocants, celui d’un Tony Duvert dans son AbĂ©cĂ©daire malveillant (Éd. Minuit, 1989), par exemple : « Nous n’avons pas assez de larmes pour tous les malheurs du monde, il faut bien rire de quelques-uns d’entre eux. »

Cioran a de plus illustres devanciers dans cette maniĂšre de rĂ©flĂ©chir sur le rire, Ă  bĂątons rompus. De grands noms de la littĂ©rature, tant française qu’universelle, l’ont fait avant lui. C’est peut-ĂȘtre Jules Renard qui donnerait une possible dĂ©finition de Cioran et de son attitude mentale : « Rire Ă  chaudes larmes, pleurer Ă  se tordre. » On ne saurait brosser portrait plus ressemblant. Cioran rit non pas entre ses dents, mais entre ses larmes dont il est le seul Ă  connaĂźtre la raison. Faut-il d’ailleurs parler de raison ? Il vit sa vie, il parcourt toute sa vie, une vie habitĂ©e par la mort, entre vie et non vie, ĂȘtre et non-ĂȘtre, ou ne pas ĂȘtre, pour retrouver l’interrogation cĂ©lĂšbre de Hamlet. Peut-ĂȘtre a-t-il Ă©tĂ© tentĂ© de faire mieux ou autrement que le personnage shakespearien. Comment caractĂ©riser alors semblable tentative : dĂ©fi vis-Ă -vis de soi-mĂȘme ou vis-Ă -vis de son hypothĂ©tique lecteur, de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre ? Ou plus sĂ»rement l’un et l’autre… [+]

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