CAHIERS BENJAMIN FONDANE, Parole biblique et pensée existentielle no. 17. Société d’études Benjamin Fondane.
Avant d’envisager la dimension gnostique d’une œuvre, il convient d’en surmonter les séductions, voire la fascination qu’exerce souvent son hermétisme ésotérique, à l’instar des interprétations gnostiques intempestives qui pullulent aujourd’hui. àforce de voir et de lire du gnosticisme partout (d’aucuns se font fort de parler d’une « contagion gnostique »[1]), on peut se demander ce que le terme de gnostique peut encore signifier d’une manière un tant soit peu précise. Il est donc nécessaire de résister à l’attrait des lectures « gnosticisantes ». Il faut en saisir autant que possible les points de contact afin d’en restituer tant l’herméneutique que l’expérience spirituelle qui lui est consubstantielle. Dès lors, dans quelle mesure Fondane s’exprime-t-il sur un horizon teinté de gnosticisme ? D’emblée, la réponse peut paraître simple, presque évidente. En effet, les proximités que Fondane entretient avec la gnose semblent nombreuses : tout d’abord, rappelons qu’il existe un certain voisinage géographique (les bogomiles, qui ont donné naissance aux cathares, proviennent de Hongrie, de Bulgarie et, dans une moindre mesure, de Roumanie) ; mais en outre, l’œuvre de Fondane est émaillée de notions à connotation gnostique. Les « coïncidences » sont multiples, comme l’a souligné Ricardo Nirenberg[2]. En particulier, le « gouffre » dont parle Fondane évoque l’Ungrund (le sans-fond que l’on retrouve chez les mystiques comme chez des gnostiques à l’instar de Jakob Boehme) et la ténèbre divine (notion des sectes néoplatonisantes du gnosticisme). Et l’on pourrait ajouter bien d’autres topiques : le refus de la Loi et des dogmes (c’est une caractéristique de la gnose), ou bien l’extrême accentuation des questions relatives au mal, au péché originel, à la déréliction (chute)… ou encore le sentiment d’aliénation.
Pourtant, rien n’est moins aisé que d’établir chez Fondane un contact précis avec la gnose. Tout d’abord, sur le plan des textes, les occurrences des notions proprement gnostiques sont parcimonieuses : Fondane n’emploie presque jamais les termes de « gnose », « gnostique », « gnosticisme » ; la terminologie gnostique semble absente (nulle trace de « plérome », de « cénôme », d’ « éons », d’ « archonte »… et, à première vue du moins, les rares occurrences fondaniennes de « démiurge » font référence au Timée de Platon et non spécifiquement à la gnose dualiste[3]) ; Fondane ne cite pas de grands auteurs gnostiques comme Valentin, Basilide, Marcion… Ensuite, du point de vue des idées : même s’il existe une gnose juive, le plus souvent le gnosticisme se veut violemment antijuif (le dieu méchant est le dieu des juifs pour les marcionnites notamment) ; en outre, on note chez Fondane l’absence d’une cosmologie gnostique (composée de plusieurs sphères célestes…).
Du reste, on se demande comment Fondane pourrait admettre une gnose, donc littéralement une connaissance, lui qui ne cesse de la fustiger. Certes, la connaissance gnostique se veut une « mystique transformante »[4], cependant on voit mal comment concilier les réflexions de Fondane sur le Serpent de la genèse avec des mouvements tels que, notamment, les Ophites, lesquels considèrent le serpent comme la Sophia, et le dieu d’Adam comme un mauvais démiurge. Bien plus, l’accès même aux textes gnostiques et à leur exégèse est extrêmement réduit du temps de Fondane. Certes, la mode de l’occultisme et des sciences ésotériques bat son plein depuis le XIXe siècle, mais l’histoire du gnosticisme en est encore à ses prémisses. Certes, des fouilles à Fayoum vers 1930 mettent au jour des textes manichéens. Mais on est loin de l’ampleur de la bibliothèque de Nag Hammadi, découverte seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les grands travaux des hérésiologues et des historiens du gnosticisme datent surtout d’après la disparition de Fondane. Certes, il y a plusieurs exceptions notables, notamment divers articles de Henri-Charles Puech[5], l’ouvrage de Hans Jonas, Gnosis und spätentiker Geist (1934) et les travaux d’Adolf von Harnack, dont le Marcion publié en allemand au début des années 1920[6] a fait date. Néanmoins, du temps de Fondane, les études gnostiques en étaient encore à leurs balbutiements et l’on ne disposait alors guère que des vieux ouvrages de Jacques Matter (Histoire critique du Gnosticisme, 1828), de Ferdinand Christian Baur (Die christliche Gnosis, 1835), de Charles Schimdt (Histoire et doctrines de la secte des Cathares et Albigeois, 1849), d’Ernest Renan (Histoire des origines du christianisme, 1863-1881). Et, pour l’essentiel, les principales sources du gnosticisme se réduisaient encore aux témoignages, indirects et souvent déformés, de ses adversaires, à l’instar d’Irénée de Lyon au IIe siècle (Contre les hérésies) ou de Bernard Gui au XIVe siècle (Manuel de l’inquisiteur).
En conséquence, on est en droit de se demander si l’association de tel passage de Fondane avec certains textes gnostiques ne commettrait pas un anachronisme, ou pis, si une telle mise en parallèle ne conduirait pas à des amalgames douteux et peut-être trompeurs, voire à des contre-sens.
Enfin, quand Fondane mentionne, pour une fois, le gnosticisme, c’est avant tout pour dénoncer justement les faux charmes de son herméneutique déformante : « […] le domaine de la tragédie n’est pas le moins du monde tentant. C’est pourquoi on préfère tirer Rimbaud vers l’alchimie, la magie les gnostiques, les bouddhistes, vers ‘‘cet admirable XIVe siècle’’, etc. »[7] (Fondane vise ici le Second manifeste du Surréalisme de Breton[8]). Fondane ajoute : « […] au lieu de ‘‘situer’’ Rimbaud entre Dostoïevski et Kierkegaard, en plein centre de la culture occidentale dont il marque une crise et une cime, M. de Renéville, avec la seule ‘‘pensée’’ de Rimbaud entre ses mains, s’est mis à lui trouver des sources pures et à lui faire faire un voyage livresque à travers l’histoire de la philosophie hindoue, de la Cabale et des gnostiques. »[9] Autrement dit, sous ses faux airs d’exotisme intellectuel, l’interprétation gnostique serait un subterfuge et un aveuglement : aux yeux de Fondane, la question du gnosticisme serait un faux problème, et la recherche de sources gnostiques nous écarterait du tragique. La question de la gnose serait-elle à ce point inutile et incertaine ? On peut s’interroger sur l’hétérologie du gnosticisme chez Fondane, c’est-à-dire cette présence du gnosticisme malgré la relative absence des mots et des idées pour en parler. Faut-il voir dans ces coïncidencesfondaniennes avec la gnose autant de hasards, de simultanéités d’idée ou existe-t-il véritablement des rencontres avec le gnosticisme ? Et que pourrait nous apprendre de Fondane la restitution de son rapport au gnosticisme ? Tout en réfléchissant sur le sens et les modalités d’une mise en rapport de Fondane avec la gnose, nous nous proposons, d’une part, d’apporter quelques précisions terminologiques sur le gnosticisme, afin, d’autre part, de tenter de les déployer à propos de l’œuvre fondanienne, comme autant d’occasions de circonscrire d’éventuels éléments gnostiques… [+]