NonFiction – Le quotidien des livres et des idĂ©es
Un essai qui met en lumiĂšre la prĂ©sence dâune joie proche de celle Ă©prouvĂ©e par les mystiques dans lâĆuvre du prophĂšte du dĂ©sespoir.
Un rire dans les ténÚbres
Ă la seule Ă©vocation de son nom, Cioran fait se lever un certain nombre dâa priori tenaces. Et en effet, si lâon sâarrĂȘte aux titres des livres que lâon peut rencontrer en librairie dont PrĂ©cis de dĂ©composition. Syllogismes de lâamertume, De lâinconvĂ©nient dâĂȘtre nĂ©, Sur les cimes du dĂ©sespoir, lâauteur semble mĂ©riter sa rĂ©putation de nihiliste, de chantre du nĂ©ant. DĂšs le titre de son essai, StĂ©phane Barsacq illumine la figure du philosophe roumain, avec une expression qui, avant dâĂȘtre dĂ©finie par le LittrĂ© citĂ© par lâauteur comme renvoyant Ă des âpriĂšres courtes et ferventes qui se prononcent Ă quelque occasion passagĂšre, comme si elles se jetaient vers le cielâ, a quelque chose de plus charnel et de brillant que lâimage quâon sâen fait. Illumination Ă©galement au sens oĂč lâon utilise ce mot pour parler dâune expĂ©rience particuliĂšre qui est celle des mystiques, de ces hommes et ces femmes qui expĂ©rimentent la prĂ©sence du divin et sây unissent.
Ce que propose StĂ©phane Barsacq au lecteur, câest dâapprocher la lecture du philosophe comme une expĂ©rience, une aventure spirituelle qui tente dĂ©sespĂ©rĂ©ment de dĂ©passer le dĂ©sespoir, et non comme un systĂšme de concepts. âCeux qui lisent Cioran avec gravitĂ© en ratent lâessentiel : il ne propose pas des idĂ©es. Il vise une expĂ©rience, et fait Ă©tat de la sienne avec une frĂ©nĂ©sie continue. Peu de littĂ©rature moins intellectuelle que la sienne, car partout, il dresse la carte de ses humeurs et de ses dĂ©sirsâ. Câest donc une cartographie de lâĂąme que lâauteur se propose de dresser, chapitre par chapitre, en variant les angles dâapproche : Cioran et la pensĂ©e mystique, au milieu de ses contemporains, en tant quâexilĂ© roumain⊠Avec toujours une prĂ©fĂ©rence accordĂ©e Ă cette vraie vie quâest celle de lâĂąme, au chĂąteau intĂ©rieur que le philosophe nous fait pĂ©nĂ©trer : âCioran propose une expĂ©rience singuliĂšre : celle de descendre en soi, palier par palier, pour susciter un sursaut vers la lumiĂšre [âŠ]â.
Si lâauteur commence son essai par lâenterrement de Cioran, dans une certaine noirceur, donc, ce nâen est pas moins avec un humour certain. Il relĂšve lâabsurditĂ© des discours patriotiques et religieux prononcĂ©s Ă lâoccasion par le roi de Roumanie et un pope orthodoxe et souligne quâon touchait ce jour-lĂ âau fond de lâhorreur et de lâhilaritĂ©â. La prĂ©sence du clochard qui insulte la dĂ©pouille du philosophe et postillonne sur son cercueil âcomme les tubes sournois dâun intestin, qui sâouvrent dans tous les sens, pour lĂącher des miasmes pestifĂšresâ, fait songer au rire de lâAveugle mis en scĂšne par Flaubert dans Madame Bovary et vient condamner le mort sur un mĂȘme mode bouffon. âCioran Ă©tait drĂŽle, et sa drĂŽlerie illumine tous ses livres Ă©crits en français. [âŠ] Cioran rĂ©pĂšte quâau dĂ©sespoir sans fond, il faut prĂ©fĂ©rer le rire.â Comme Kafka, dont le lectorat français peine Ă dĂ©celer lâhumour occultĂ© par la noirceur et le fantastique monstrueux de La MĂ©tamorphose, Cioran est considĂ©rĂ© en France comme un auteur sĂ©rieux, voire austĂšre.
Dissiper les ténÚbres
StĂ©phane Barsacq dynamite donc lâimage que lâon se faisait de Cioran et sâattache principalement Ă deux malentendus : le premier, on lâa vu, concernant lâhumour qui sâavĂšre ĂȘtre une composante essentielle du style de lâauteur. Un des points forts de cet essai est lâadmirable sĂ©lection de citations, qui emprunte Ă©galement Ă des contemporains de Cioran, mĂȘme si le lecteur aurait sans doute apprĂ©ciĂ© que celles-ci soient systĂ©matiquement rĂ©fĂ©rencĂ©es afin de pouvoir circuler plus aisĂ©ment dans lâĆuvre, quâil sâagit bien, ne lâoublions pas, de dĂ©couvrir ou de redĂ©couvrir avec cette nouvelle lumiĂšre. Le second malentendu ne concerne plus le style, ni mĂȘme lâĆuvre dâailleurs, mais lâHistoire. Cioran a-t-il oui ou non adhĂ©rĂ© Ă lâhitlĂ©risme ? En Roumanie, il admire le capitaine Corneliu Codreanu et rejoint les rangs de sa âGarde de ferâ.
StĂ©phane Barsacq explique ainsi que le philosophe se soit engagĂ© dans cette fausse route : âSans doute, Cioran, revenu de la foi, a-t-il eu le sentiment de retrouver la religion au plan politique, par lâexaltation dâune mission choisie, dâune chaleur collective, dâune mystique, aussi monstrueuse fĂ»t-elle, en son racisme et son antisĂ©mitismeâ3. Il est Ă©tonnant que StĂ©phane Barsacq sâattarde sur cette polĂ©mique qui lâĂ©loigne du choix quâil a fait de privilĂ©gier lâĆuvre plutĂŽt que le biographique, la vie spirituelle plutĂŽt que celle des archives. Et le simple fait dâĂ©voquer cette polĂ©mique, dây rĂ©pondre, dâargumenter pour ou contre, câest lui donner une lĂ©gitimitĂ© quâelle nâa pas : il ne fait aucun doute que mĂȘme les esprits les plus brillants aient pu ĂȘtre mĂȘlĂ©s Ă des affaires dont la morale Ă©tait douteuse, sans que le systĂšme quâils ont bĂąti soit Ă remettre en question. Lâhistoire littĂ©raire du XXe siĂšcle regorge de tellement dâexemples quâil serait superflu de citer tel nom, telle affaire plutĂŽt que telle autre. Cette citation cĂ©lĂšbre, extraite des Syllogismes de lâamertume, que lâauteur a sans doute en tĂȘte au moment dâĂ©crire un essai plutĂŽt quâune biographie sur Cioran, pourrait servir dâexergue aux Ăjaculations mystiques : âIl est incroyable que la perspective dâavoir un biographe nâait fait renoncer personne Ă avoir une vie.â [+]