“Cioran bienheureux” – Alexandre SALCÈDE

NonFiction – Le quotidien des livres et des idĂ©es

Un essai qui met en lumiĂšre la prĂ©sence d’une joie proche de celle Ă©prouvĂ©e par les mystiques dans l’Ɠuvre du prophĂšte du dĂ©sespoir.

Un rire dans les ténÚbres

À la seule Ă©vocation de son nom, Cioran fait se lever un certain nombre d’a priori tenaces. Et en effet, si l’on s’arrĂȘte aux titres des livres que l’on peut rencontrer en librairie dont PrĂ©cis de dĂ©compositionSyllogismes de l’amertumeDe l’inconvĂ©nient d’ĂȘtre nĂ©Sur les cimes du dĂ©sespoir, l’auteur semble mĂ©riter sa rĂ©putation de nihiliste, de chantre du nĂ©ant. DĂšs le titre de son essai, StĂ©phane Barsacq illumine la figure du philosophe roumain, avec une expression qui, avant d’ĂȘtre dĂ©finie par le LittrĂ© citĂ© par l’auteur comme renvoyant Ă  des “priĂšres courtes et ferventes qui se prononcent Ă  quelque occasion passagĂšre, comme si elles se jetaient vers le ciel”, a quelque chose de plus charnel et de brillant que l’image qu’on s’en fait. Illumination Ă©galement au sens oĂč l’on utilise ce mot pour parler d’une expĂ©rience particuliĂšre qui est celle des mystiques, de ces hommes et ces femmes qui expĂ©rimentent la prĂ©sence du divin et s’y unissent.

Ce que propose StĂ©phane Barsacq au lecteur, c’est d’approcher la lecture du philosophe comme une expĂ©rience, une aventure spirituelle qui tente dĂ©sespĂ©rĂ©ment de dĂ©passer le dĂ©sespoir, et non comme un systĂšme de concepts. “Ceux qui lisent Cioran avec gravitĂ© en ratent l’essentiel : il ne propose pas des idĂ©es. Il vise une expĂ©rience, et fait Ă©tat de la sienne avec une frĂ©nĂ©sie continue. Peu de littĂ©rature moins intellectuelle que la sienne, car partout, il dresse la carte de ses humeurs et de ses dĂ©sirs”. C’est donc une cartographie de l’ñme que l’auteur se propose de dresser, chapitre par chapitre, en variant les angles d’approche : Cioran et la pensĂ©e mystique, au milieu de ses contemporains, en tant qu’exilĂ© roumain
 Avec toujours une prĂ©fĂ©rence accordĂ©e Ă  cette vraie vie qu’est celle de l’ñme, au chĂąteau intĂ©rieur que le philosophe nous fait pĂ©nĂ©trer : “Cioran propose une expĂ©rience singuliĂšre : celle de descendre en soi, palier par palier, pour susciter un sursaut vers la lumiĂšre [
]”.

Si l’auteur commence son essai par l’enterrement de Cioran, dans une certaine noirceur, donc, ce n’en est pas moins avec un humour certain. Il relĂšve l’absurditĂ© des discours patriotiques et religieux prononcĂ©s Ă  l’occasion par le roi de Roumanie et un pope orthodoxe et souligne qu’on touchait ce jour-lĂ  “au fond de l’horreur et de l’hilaritĂ©â€. La prĂ©sence du clochard qui insulte la dĂ©pouille du philosophe et postillonne sur son cercueil “comme les tubes sournois d’un intestin, qui s’ouvrent dans tous les sens, pour lĂącher des miasmes pestifĂšres”, fait songer au rire de l’Aveugle mis en scĂšne par Flaubert dans Madame Bovary et vient condamner le mort sur un mĂȘme mode bouffon. “Cioran Ă©tait drĂŽle, et sa drĂŽlerie illumine tous ses livres Ă©crits en français. [
] Cioran rĂ©pĂšte qu’au dĂ©sespoir sans fond, il faut prĂ©fĂ©rer le rire.” Comme Kafka, dont le lectorat français peine Ă  dĂ©celer l’humour occultĂ© par la noirceur et le fantastique monstrueux de La MĂ©tamorphose, Cioran est considĂ©rĂ© en France comme un auteur sĂ©rieux, voire austĂšre.

Dissiper les ténÚbres

StĂ©phane Barsacq dynamite donc l’image que l’on se faisait de Cioran et s’attache principalement Ă  deux malentendus : le premier, on l’a vu, concernant l’humour qui s’avĂšre ĂȘtre une composante essentielle du style de l’auteur. Un des points forts de cet essai est l’admirable sĂ©lection de citations, qui emprunte Ă©galement Ă  des contemporains de Cioran, mĂȘme si le lecteur aurait sans doute apprĂ©ciĂ© que celles-ci soient systĂ©matiquement rĂ©fĂ©rencĂ©es afin de pouvoir circuler plus aisĂ©ment dans l’Ɠuvre, qu’il s’agit bien, ne l’oublions pas, de dĂ©couvrir ou de redĂ©couvrir avec cette nouvelle lumiĂšre. Le second malentendu ne concerne plus le style, ni mĂȘme l’Ɠuvre d’ailleurs, mais l’Histoire. Cioran a-t-il oui ou non adhĂ©rĂ© Ă  l’hitlĂ©risme ? En Roumanie, il admire le capitaine Corneliu Codreanu et rejoint les rangs de sa “Garde de fer”.

StĂ©phane Barsacq explique ainsi que le philosophe se soit engagĂ© dans cette fausse route : “Sans doute, Cioran, revenu de la foi, a-t-il eu le sentiment de retrouver la religion au plan politique, par l’exaltation d’une mission choisie, d’une chaleur collective, d’une mystique, aussi monstrueuse fĂ»t-elle, en son racisme et son antisĂ©mitisme”3. Il est Ă©tonnant que StĂ©phane Barsacq s’attarde sur cette polĂ©mique qui l’éloigne du choix qu’il a fait de privilĂ©gier l’Ɠuvre plutĂŽt que le biographique, la vie spirituelle plutĂŽt que celle des archives. Et le simple fait d’évoquer cette polĂ©mique, d’y rĂ©pondre, d’argumenter pour ou contre, c’est lui donner une lĂ©gitimitĂ© qu’elle n’a pas : il ne fait aucun doute que mĂȘme les esprits les plus brillants aient pu ĂȘtre mĂȘlĂ©s Ă  des affaires dont la morale Ă©tait douteuse, sans que le systĂšme qu’ils ont bĂąti soit Ă  remettre en question. L’histoire littĂ©raire du XXe siĂšcle regorge de tellement d’exemples qu’il serait superflu de citer tel nom, telle affaire plutĂŽt que telle autre. Cette citation cĂ©lĂšbre, extraite des Syllogismes de l’amertume, que l’auteur a sans doute en tĂȘte au moment d’écrire un essai plutĂŽt qu’une biographie sur Cioran, pourrait servir d’exergue aux Ă‰jaculations mystiques : “Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne Ă  avoir une vie.” [+]

Publicidade