Τι ουν φιλοσοφια; το τιµιωτατον
Plotin, Enn., I.3.V
La vie et la pensée de Leon Chestov ont été dominées, d’un bout à l’autre, par ce que Plotin avait appelé, το τιµιωτατον, le plus important. C’est la plus énigmatique de toutes les défiintions qu’on ait jamais données de la philosophie, la moins rigoureuse qui se puisse concevoir et aussi la plus ignorée; si on la replace dans son contexte immédiat et non dans le centre même de la direction, de la tension de la pensée Plotinienne, on a du mal à comprendre le choix qu’en fit Chestov, l’affection qu’il lui porta au point de la faire sienne. Tant d’autres avaient déjà fermé leur main sur la première certitude venue, qui n’entendaient pas l’ouvrir, quoiqu’il fût évident qu’il y avait davantage dans la vérité que ne peut contenir une main, fût-elle si large. Mais “le plus important”, précisément parce que tel, se dérobe à la première main, pressée de l’enfermer. C’est ce qui arriva à Porphyre, disciple et biographe de Plotin, à l’époque où il commença l’histoire de la vie de son maître par les fameuses paroles: “Le grand philosophe Plotin, qui a vécu de nos jours, paraissait honteux d’avoir un corps”.
Porphyre a-t-il vu juste? A-t-il été fidèle à la pensée de son maître? Si son intention était de rassurer tout de suite le lecteur, il ne pouvait choisir meilleur préambule. Quelle preuve plus éloquente que son philosophe n’a pas troublé l’ordre établi des choses, qu’il n’a pas bouleversé l’idée que nous nous faisons du monde? Une supposition que le fidèle disciple eût écrit: “Bien que Plotin professât, dans ses oeuvres, avoir honte de son corps et qu’il le crût très sincèrement, il lui arrivait néanmoins, quand il se trouvait seul avec lui-même, de douter de la légitimité de son sentiment et d’éprouver une sorte de honte de sa honte”, malgré ces termes fort mesurés et qui eussent montré que le grand alexandrin s’était bien gardé de divulguer les dangereuses pensées qui le visitaient, l’impression faite sur le lecteur eût été modifiée du coup. Mais est-il tant soit peu probable que Porphyre eût été admis à de telles confidences? Non, sans doute! Mais s’il savait, de source certaine, que Plotin avait iné le corps, il savait de source non moins certaine que sa négation ne s’était guère arrêtée là: pour être present à l’Un, qui n’a pas de différence, il nous faut lui sacrifier nos propres différences; aprés le corps, Plotin proposa de fuir toute forme, tout intelligible, et finalement, toute pensée – car l’Un ne pense pas. Ce fut là, sans aucun doute, ce qui disurguait le mieux Plotin de ses prédécesseurs et maîtres, sa grande part d’originalité et d’audace: sur la honte d’avoir un corps tout avait été dit avant lui et lui-même, sur ce point, ne faisait que répéter la doctrine des stoïciens. Porphyre eut pu, par consequent, écrire, avec autant, sinon plus de chances d’approcher “le plus important”, que le grand philosophe Plotin paraissait honteux d’avoir une âme raisonnable.
Dans une brève étude qui fait parne de son livre (partiellement traduit en français) les Balances de Job, et qu’il a intitulée: “Les extases de Plotin”, Chestov prend un peu à partie le fameux disciple. Vertueux, de bon conseil, probe admiinstrateur des biens d’autrui, certes Plotin l’était, dit-il; mais enfin, il devait bien se trouver à Rome, du temps même où Plotin florissait, une bonne douzaine de gens, pour le moins, qui avaient agi aussi noblement que lui et montré pareille conduite. Ses vertues, Plotin les a emportées dans la tombe – tout comme il y eût emporté ses vices, si d’aventure il y en avait eus -, c’est sa pensée qui demeure, c’est là que se trouvait ce το τιµιωτατον que Porphyre eut dû saisir et signaler à notre attention. Mais, s’il s’en était tenu là, comment eût-il pu encore persuader le lecteur qu’il avait été le disciple d’un des plus grands philosophes dont l’histoire se doit honorer? Or, un disciple a tout à gagner à assurer une noble postérité à son maître. Chestov, il faut le dire, n’a jamais eu bonne opiinon des disciples: ils font bavarder le Maître, le forcent à dire ce que eux attendent de lui, ils le contraignent à être toujours sur ses gardes, à feindre l’attitude du sage, de l’oracle, du dieu, ils exigent de sa vie d’être un perpétuel enseignement et – ce qui est pire – lui ravissent jusqu’à sa mort, jusqu’à l’instant unique où il serait préférable que le Maître fût seul, en train de méditer pour lui-même, et non seulement pour les autres. “Die Philosophie aber muss sich hüten erbaulich sein zu wollen”, écrit Hegel dans la preface de sa Phénoménologie de l’Esprit; la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante; mais y eut-il jamais philosophie qui voulût s’en garder vraiment ? Enseigner, n’est-ce pas déjà édifier? Et “le plus important”, est-ce bien un objet d’enseignement?
Ce ne fut pas la tâche la moins singulière de toutes, sinon la moins extravagante, celle qu’assuma Chestov en tant qu’ « historien de la philosophie »; à l’encontre des plus vénérables traditions, il rejeta l’histoire et l’on peut dire qu’il négligea la philosophie; aussitôt il se proposa de discerner ce que les philosophes pensaient quand ils étaient seuls avec eux-mêmes, délaissés, misérables et impuissants – et ce qu’ils pensaient dès qu’entre eux et les hommes s’instituaient, de gré ou de force, le dialogue. Etrange mutation de l’homme seul en l’homme public! Non que Chestov mit jamais en doute la bonne foi du philosophe; mais est-il inconcevable que la possibilité même de la communication, fondement du social, se trouvât gravement altérée, atteinte d’un mal incurable? En tout cas, à peine le discours commence-t-il, d’étranges phénomènes renversent l’image visuelle, sonore; on dit une chose, on en entend une autre; tout comme dans le taureau de Phalaris l’homme enfermé hurlait, et l’on entendait une suave musique … Ou, peut-être, dès que la victime se savait écoutée – se mettait-elle à chanter? C’était un objet de fréquentes méditations pour Chestov que cette étonnante vision qu’avait eue Luther au sujet de Moïse au mont Sinai: il avait parlé à Dieu librement, et voilà que, descendant vers les hommes, il leur portait la Loi. La même aventure survint au divin Platon: sa pensée la plus profonde était que la philosophie est une préparation à la mort – et dès qu’il la voulut communiquer à ses disciples, ce qu’il leur proposa, ce fut la meilleure mainère d’edifier une république… [PDF]