En Attendant Nadeau
LĂ©on Chestov, Sur la balance de Job : PĂ©rĂ©grinations Ă travers les Ăąmes. Trad. du russe par Boris de SchlĆzer. Le Bruit du temps, 608 p., 34 âŹ
Que crie-t-il, avec tant dâinsistance ? Que rejette-t-il, avec tant de force ? En lisant Chestov, quâest-ce qui nous arrive ? Il empoigne et secoue.
Il ne sâagit pas, pour Chestov, de « soumettre la vie au savoir », mais tout au contraire de vĂ©rifier chaque jour notre savoir par la vie. Car, chaque matin, Ă chaque rĂ©veil, nous avons une raison de vivre qui nâest pas la raison mais qui est bien la vie. Chaque soir, nous pouvons lâavoir perdue. Malheureux, selon Chestov, celui qui sâĂ©lĂšve dans lâair de la raison, ayant oubliĂ© la terre de la vie : tĂŽt ou tard, il nâessuiera que vent de tempĂȘte. Et pour lui, Chestov, le sang de lâĂąme nâirriguera jamais la somme des angles dâun triangle, mais ce qui demeure « inepte », « impossible », inconciliable.
Ce quâil a vu, câest comme sâil y avait de quoi rĂ©veiller non un simple dormeur mais le mort que porte chacun. Il faut, avec Chestov, faire ce que lui-mĂȘme fait avec DostoĂŻevski. Il faut sâarrĂȘter, arrĂȘter de lire. Impossible autrement : ça ne passerait pas. Dâailleurs, nous ne pouvons plus passer ; Ă peine pouvons-nous le dire, nous lâavouer Ă voix basse ou sans voix du tout, que dâun coup il nous a fait franchir â mais quoi ? Nous voici. Il nous tire. Il nous fait perdre et reprendre souffle. « Grand Ăąge, nous voici [âŠ] et nos fronts mis Ă nu » (Saint-John Perse).
Sa fougue. Et toujours quelque botte secrĂšte, sauvage. En quelle langue jure-t-il ? IndomptĂ© par la raison. Dâailleurs, câest lui qui la cingle. Avec la ceinture des Ăcritures, quâil a vivement ĂŽtĂ©e des Ă©toffes Ă ramages philosophiques. Et les coups pleuvent. Et sous les coups quelque chose apparaĂźt. Mais nous ne comprenons pas ce que nous dĂ©couvrons : quel est ce trĂ©sor ?
Il Ă©lĂšve la voix, cette premiĂšre voix de protestation : celle de Job. Il ne veut pas avoir raison puisquâil tord la raison. Il Ă©lĂšve la voix de Job contre toute raison divine ou dĂ©ifiĂ©e, contre « les lĂšvres trompeuses ». Il ne se peut pas quâil ait un jour raison lui aussi. Ă la suite de tant dâautres. Mais aux chercheurs de la vĂ©ritĂ©, aux voyageurs du beau, il offre le repos dâune somptueuse suite. Et le breuvage et le repas de sa tension mentale.
Ses coups sont autant de kĆan. Sous eux, il est impossible de rien discerner et rien ne peut nous les faire comprendre. Rien ne peut nous faire comprendre le mur quâil dresse entre la raison et le « je ». Entre le moi construit par celle-ci et le « je » surgi Ă la naissance. Aussi, il ne nous lĂšgue que des questions. Câest la saison des questions, comme on dit dans le Nord : « câest la saison des betteraves » â et les routes sont glissantes.
Pour Chestov, la pensĂ©e ne relĂšve pas dâune organisation positive, la pensĂ©e nâest pas de lâordre du savoir, et elle nâa pas Ă demander la sanction des diffĂ©rents savoirs, elle nâa pas Ă se ranger parmi eux. Mais elle a Ă introduire la dimension de lâimpossible.
Aucun vase de forme grammaticale ne peut la recevoir. Il est impossible de raisonner sur Chestov. De jeter sur lui le filet des lois : il lâa dĂ©chirĂ©. De mĂȘme, il a brisĂ© les cadres. Lui, le savant, le lettrĂ©, laisse venir en lui-mĂȘme (suivant la parole dâAugustin quâil cite) lâignorant qui va ravir le ciel.
Car il ne sâagit pas de parler de Chestov comme, sur le parquet dâun salon, du temps quâil fait, mais de le suivre, de lâaccompagner ou de le laisser tout : en un mot dâaffronter le temps. Par oĂč commencer ? Câest simple : la fatigue (tout dĂ©part est une fatigue), les bagages. Son propre bagage, il lâa dĂ©posĂ©. Non pas dans une consigne. Pour ravir le ciel (« surgunt indocti et rapiunt caelum »), il ne faut pas passer par la consigne, mais par lâabandon (de tous les impedimenta). Chestov est impitoyable. Il prend les idĂ©es Ă la gorge. Il dĂ©pĂšce les fonds de valises, comme une dĂ©pouille animale.
Se dĂ©prendre. De tout. De tout ce qui compose une vie. De toutes ces idĂ©es qui la tissent. De leur toile dâaraignĂ©e. De tous ces liens violents qui font « notre moi petit et faible ». Partant, nos communautĂ©s bien petites et bien faibles. Ă quoi veut en venir Chestov ? Comme DostoĂŻevski, il refuse de « sâincliner devant un mur ». Quelle rĂ©sonance dans ces mots, aujourdâhui oĂč il y a orgie de murs ! Câest le rĂ©sultat des raisons qui jugent du possible et de lâimpossible. Comment Ă©lever un refus quand sâĂ©lĂšvent les murs ? « Mais alors, nous tombons dans le chaos absolu, pas mĂȘme dans le chaos, mais dans le nĂ©ant oĂč avec les rĂšgles, les lois, les idĂ©es, disparaĂźt la rĂ©alitĂ© tout entiĂšre ! » Ce qui nous entraĂźne est prĂ©cisĂ©ment ce qui entraĂźne Chestov Ă rĂ©agir. Y aurait-il alors deux chaos : un chaos funeste et un autre salutaire ? Le premier, celui des principes stables (cf. les conseilleurs de Job), et lâautre, celui de la colĂšre, mieux que divine, de Job lui-mĂȘme. Job/Chestov… [+]