“Que veut Chestov ?” (Christian Mouze)

En Attendant Nadeau

LĂ©on Chestov, Sur la balance de Job : PĂ©rĂ©grinations Ă  travers les Ăąmes. Trad. du russe par Boris de SchlƓzer. Le Bruit du temps, 608 p., 34 €

Que crie-t-il, avec tant d’insistance ? Que rejette-t-il, avec tant de force ? En lisant Chestov, qu’est-ce qui nous arrive ? Il empoigne et secoue.

Il ne s’agit pas, pour Chestov, de « soumettre la vie au savoir », mais tout au contraire de vĂ©rifier chaque jour notre savoir par la vie. Car, chaque matin, Ă  chaque rĂ©veil, nous avons une raison de vivre qui n’est pas la raison mais qui est bien la vie. Chaque soir, nous pouvons l’avoir perdue. Malheureux, selon Chestov, celui qui s’élĂšve dans l’air de la raison, ayant oubliĂ© la terre de la vie : tĂŽt ou tard, il n’essuiera que vent de tempĂȘte. Et pour lui, Chestov, le sang de l’ñme n’irriguera jamais la somme des angles d’un triangle, mais ce qui demeure « inepte », « impossible », inconciliable.

Ce qu’il a vu, c’est comme s’il y avait de quoi rĂ©veiller non un simple dormeur mais le mort que porte chacun. Il faut, avec Chestov, faire ce que lui-mĂȘme fait avec DostoĂŻevski. Il faut s’arrĂȘter, arrĂȘter de lire. Impossible autrement : ça ne passerait pas. D’ailleurs, nous ne pouvons plus passer ; Ă  peine pouvons-nous le dire, nous l’avouer Ă  voix basse ou sans voix du tout, que d’un coup il nous a fait franchir – mais quoi ? Nous voici. Il nous tire. Il nous fait perdre et reprendre souffle. « Grand Ăąge, nous voici [
] et nos fronts mis Ă  nu » (Saint-John Perse).

Sa fougue. Et toujours quelque botte secrĂšte, sauvage. En quelle langue jure-t-il ? IndomptĂ© par la raison. D’ailleurs, c’est lui qui la cingle. Avec la ceinture des Écritures, qu’il a vivement ĂŽtĂ©e des Ă©toffes Ă  ramages philosophiques. Et les coups pleuvent. Et sous les coups quelque chose apparaĂźt. Mais nous ne comprenons pas ce que nous dĂ©couvrons : quel est ce trĂ©sor ?

Il Ă©lĂšve la voix, cette premiĂšre voix de protestation : celle de Job. Il ne veut pas avoir raison puisqu’il tord la raison. Il Ă©lĂšve la voix de Job contre toute raison divine ou dĂ©ifiĂ©e, contre « les lĂšvres trompeuses ». Il ne se peut pas qu’il ait un jour raison lui aussi. À la suite de tant d’autres. Mais aux chercheurs de la vĂ©ritĂ©, aux voyageurs du beau, il offre le repos d’une somptueuse suite. Et le breuvage et le repas de sa tension mentale.

Ses coups sont autant de kƍan. Sous eux, il est impossible de rien discerner et rien ne peut nous les faire comprendre. Rien ne peut nous faire comprendre le mur qu’il dresse entre la raison et le « je ». Entre le moi construit par celle-ci et le « je » surgi Ă  la naissance. Aussi, il ne nous lĂšgue que des questions. C’est la saison des questions, comme on dit dans le Nord : « c’est la saison des betteraves » – et les routes sont glissantes.

Pour Chestov, la pensĂ©e ne relĂšve pas d’une organisation positive, la pensĂ©e n’est pas de l’ordre du savoir, et elle n’a pas Ă  demander la sanction des diffĂ©rents savoirs, elle n’a pas Ă  se ranger parmi eux. Mais elle a Ă  introduire la dimension de l’impossible.

Aucun vase de forme grammaticale ne peut la recevoir. Il est impossible de raisonner sur Chestov. De jeter sur lui le filet des lois : il l’a dĂ©chirĂ©. De mĂȘme, il a brisĂ© les cadres. Lui, le savant, le lettrĂ©, laisse venir en lui-mĂȘme (suivant la parole d’Augustin qu’il cite) l’ignorant qui va ravir le ciel.

Car il ne s’agit pas de parler de Chestov comme, sur le parquet d’un salon, du temps qu’il fait, mais de le suivre, de l’accompagner ou de le laisser tout : en un mot d’affronter le temps. Par oĂč commencer ? C’est simple : la fatigue (tout dĂ©part est une fatigue), les bagages. Son propre bagage, il l’a dĂ©posĂ©. Non pas dans une consigne. Pour ravir le ciel (« surgunt indocti et rapiunt caelum »), il ne faut pas passer par la consigne, mais par l’abandon (de tous les impedimenta). Chestov est impitoyable. Il prend les idĂ©es Ă  la gorge. Il dĂ©pĂšce les fonds de valises, comme une dĂ©pouille animale.

Se dĂ©prendre. De tout. De tout ce qui compose une vie. De toutes ces idĂ©es qui la tissent. De leur toile d’araignĂ©e. De tous ces liens violents qui font « notre moi petit et faible ». Partant, nos communautĂ©s bien petites et bien faibles. À quoi veut en venir Chestov ? Comme DostoĂŻevski, il refuse de « s’incliner devant un mur ». Quelle rĂ©sonance dans ces mots, aujourd’hui oĂč il y a orgie de murs ! C’est le rĂ©sultat des raisons qui jugent du possible et de l’impossible. Comment Ă©lever un refus quand s’élĂšvent les murs ? « Mais alors, nous tombons dans le chaos absolu, pas mĂȘme dans le chaos, mais dans le nĂ©ant oĂč avec les rĂšgles, les lois, les idĂ©es, disparaĂźt la rĂ©alitĂ© tout entiĂšre ! » Ce qui nous entraĂźne est prĂ©cisĂ©ment ce qui entraĂźne Chestov Ă  rĂ©agir. Y aurait-il alors deux chaos : un chaos funeste et un autre salutaire ? Le premier, celui des principes stables (cf. les conseilleurs de Job), et l’autre, celui de la colĂšre, mieux que divine, de Job lui-mĂȘme. Job/Chestov… [+]

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