Atelier de Traduction, no. 17, 2012 : dossier «L’histoire de la traduction en question(s)», Editura UniversitÄĆŁii Suceava
Abstract: Emil Cioran, the Romanian philosopher whose books we read today, paradoxically, in translation from French, is one of the authors banned during the communist regime. In this communication we aim to emphasize the importance of translating Cioranâs work after constraints suffered by the Romanian culture before the revolution. In France, Cioranâs translation of Romanian works was also delayed because of other constraints. In this sense, the translation of Emil Cioranâs work in both languages, Romanian and French, is a moment of great importance.
Keywords: translation, history, political censorship, Romanian culture, French culture, Emil Cioran.
« La seule maniĂšre dâaccĂ©der Ă cette richesse de contenu, câest lâhistoire »
(Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne)
Lâapproche transdisciplinaire de lâhistoire de la traduction suppose, comme le souligne Sylivie de MoĂ«l lors des Vingt-quatriĂšmes assises de la traduction littĂ©raire, un regard complexe sur la traduction, qui est dĂ©sormais envisagĂ©e comme « un moyen de rĂ©flĂ©chir sur des phĂ©nomĂšnes des continuitĂ© et de discontinuitĂ©, de rupture, dans le pratique de la traduction, dans le statut du texte traduit, dans le statut du traducteur »2 et dans le statut de lâauteur, pourrions-nous ajouter. Lâessor trĂšs important que ce domaine a connu derniĂšrement nous amĂšne Ă nous interroger sur les enjeux de la circulation des textes du point de vue de lâĂ©volution des mentalitĂ©s, de la modification des stĂ©rĂ©otypes culturels, mais aussi du point de vue des Ă©vĂ©nements historiques qui jouent un grand rĂŽle dans la diffusion de la traduction. Lâhistoire de la  traduction dâEmil Cioran en roumain renvoie à  la rĂ©ception mouvementĂ©e que le philosophe a connue dans son pays dâorigine Ă cause du rĂ©gime communiste et de la censure.
Un autre aspect particulier qui nous attire lâattention dans le cas de Cioran, câest que lâhistoire de la traduction de ses ouvrages est Ă©crite dans deux sens : dâune part la traduction du français vers le roumain et, dâautre part, la traduction du roumain vers le français. Le bilinguisme que nous pourrions invoquer dans son cas, ainsi que le contexte historique trouble seront les deux principaux axes de notre contribution.
Les ouvrages dâEmil Cioran entre deux langues et deux cultures
Emil Cioran, auteur dâorigine roumaine dont on lit paradoxalement la plupart des ouvrages en traduction du français, a toujours rappelĂ© dans ses Ă©crits la lutte intĂ©rieure que la rupture de la langue maternelle a entraĂźnĂ©e. Dans le cas de Cioran, lâexil nâest pas, a priori, de nature politique, mais le rĂ©sultat dâun choix personnel fait par le philosophe. Dans un sens plus large, on peut invoquer lâexil intĂ©rieur, corrĂ©lĂ© avec cette chute dans le temps dont il parle dans le volume homonyme. Quâil sâagisse dâexil ou dâautoexil, par son dĂ©part, Emil Cioran sâest inscrit dans la lignĂ©e des auteurs qui ont assumĂ© la culture du pays dâaccueil, tout en Ă©tant harcelĂ© par les forces que chacune des deux langues, le roumain et le français, ont exercĂ© sur lui.
Le premier livre dâEmil Cioran est paru en 1934 en Roumanie (Pe culmile disperÄrii [Sur les cimes du dĂ©sespoir]) et a obtenu le Prix des jeunes Ă©crivains roumains. Peu aprĂšs sont parus les volumes : Cartea amÄgirilor (1935) [Le livre des leurres], Schimbarea la faĆŁÄ a RomĂąniei (1936) [La transfiguration de la Roumanie], Lacrimi Ći SfinĆŁi (1937) [Des larmes et des saints], Amurgul gĂąndurilor (1940) [Le crĂ©puscule des pensĂ©es].
Une premiĂšre bourse dâĂ©tudes Ă Berlin plonge le jeune auteur en pleine quĂȘte dâidentitĂ© dĂ©bouchant vers des orientations politiques extrĂ©mistes qui lui coĂ»teront de nombreuses accusations invoquĂ©es mĂȘme de nos jours1. De retour en Roumanie, il exerce pour une annĂ©e le mĂ©tier de professeur de philosophie dans un lycĂ©e de BraĆov, mais sa dĂ©termination de quitter la Roumanie pour la France devient de plus en plus solide. Une thĂšse de doctorat en philosophie lui permet dâobtenir une bourse dâĂ©tudes Ă Paris en 1937.
En 1940, installĂ© dĂ©jĂ Ă Paris, il commence Ă travailler Ă son dernier livre en roumain, Ăndreptar pÄtimaĆ [BrĂ©viaire des vaincus], qui ne paraĂźtra en Roumanie quâen 1991, aprĂšs la chute du rĂ©gime communiste. Le renoncement Ă la langue maternelle pour le français en tant que langue de crĂ©ation se produira suite Ă un Ă©pisode fulgurant : au cours de quelques exercices de traduction de MallarmĂ© en roumain, Cioran se rend compte que cet effort est inutile, vu sa dĂ©termination de ne jamais revenir Ă son pays et Ă sa langue maternelle. Câest un moment tournant qui conduit lâĂ©crivain Ă franchir un seuil entre la langue maternelle et le français, mais tout en entraĂźnant un Ă©cartĂšlement dont Cioran ne cessera dâinvoquer les tourments : «…en réécrivant le livre trois fois (n.n. PrĂ©cis de dĂ©composition), je me suis rendu compte que le français est tout le contraire du roumain. Le roumain nâa pas la rigueur du français, câest une langue Ă une grammaire noble, une langue libre », alors que le français « impose toujours des limites […] On ne peut pas ĂȘtre fou en français ».
Un des traducteurs français de Cioran, Alain Paruit, confirme les propos de Cioran, rĂ©itĂ©rant la grande diffĂ©rence entre les deux Ă©critures de lâauteur : « son Ă©criture roumaine est un bouillonnement et parfois une bouillie. Dans ses Ćuvres de jeunesse, Cioran Ă©crivait nâimporte comment, jetant sur le papier les mots et les idĂ©es comme elles venaient », alors quâen commençant Ă Ă©crire en français, qui Ă©tait en Roumanie la langue de la culture et de lâĂ©lite, il est devenu attentif Ă sâexprimer avec la plus grande clartĂ©, ce qui a totalement transformĂ© sa façon dâĂ©crire2. Alain Paruit conclut que « Le Cioran roumain est lâopposĂ© du Cioran français »3, affirmation qui renvoie au grand saut linguistique et culturel que reprĂ©sente pour le philosophe lâadoption du français comme langue de crĂ©ation… [PDF]
[…] via âLâhistoire de la traduction dâEmil Cioran en roumain et en françaisâ (Anca-Andreea Chetrar… […]
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