analyses, vol. 7, nÂș 3, automne 2012
Il nâest pas facile de rendre compte dâun ouvrage collectif. La tĂąche se complique dâautant plus lorsque le livre en question est consacrĂ© Ă Cioran, un auteur dont lâĆuvre comporte elle-mĂȘme une propension au fragment et au multiple. Le titre, Ă cet Ă©gard, devrait agir comme point de focalisation, comme ligne de fuite des perspectives invoquĂ©es. Or, si les chapitres les plus intĂ©ressants du recueil sont effectivement consacrĂ©s aux rapports entre Cioran et ses contemporains, lâensemble est loin de sây rĂ©sumer.
La question des liens entretenus par lâauteur de LâInconvĂ©nient dâĂȘtre nĂ© avec son Ă©poque et son milieu est pourtant hautement pertinente. Les Ă©tudes cioraniennes ont en effet souvent tendance Ă prendre au pied de la lettre la posture dâ« Ă©tranger mĂ©taphysique » â si ce nâest dâĂȘtre « tombĂ© du temps » â mise de lâavant par les textes. Un peu dâouverture en ce sens sâavĂšre dĂšs lors rafraĂźchissant et salutaire. Le collectif aborde la contemporanĂ©itĂ© de Cioran selon deux approches distinctes, mais complĂ©mentaires : des Ă©tudes mettant en Ă©vidence le dialogue, parfois involontaire, que la production de lâauteur entretient avec des textes de lâĂ©poque, dâune part; des tĂ©moignages Ă©voquant les liens que lâĂ©crivain maintient malgrĂ© tout avec le milieu littĂ©raire, de lâautre.
Dans la premiĂšre de ces perspectives, la contribution de Yun Sun Limet (codirectrice du recueil) Ă©voque le diffĂ©rend entretenu par Cioran et Maurice Blanchot, dans la NRF des annĂ©es 1950, autour de la question dâune Ă©ventuelle « fin du roman ». Pareille incomprĂ©hension mutuelle sâexplique peutĂȘtre par la trop grande proximitĂ© intellectuelle des auteurs, hantĂ©s par « lâĂ©criture, cette affaire qui, avec la mort, fut leur tourment Ă tous deux » (p. 48). De mĂȘme, lâessai de Pierre EmmanuĂ«l Dauzat (codirecteur) montre comment se manifeste chez Cioran et Romain Gary une commune lecture nihiliste de la scĂšne de la Passion, oĂč tant le Christ que Judas se voient soupçonnĂ©s de « tentation suicidaire » (p. 39). On y apprend dâailleurs que lâauteur de La Danse de Gengis Cohn sâĂ©tait lancĂ© dans la lecture du PrĂ©cis de dĂ©composition peu avant sa propre mort volontaire. Enfin, Monica Garoiu explore, dans la foulĂ©e des travaux de Michel Jarrety, les confluences des Ćuvres de Cioran et dâAlbert Camus : la « morale dans lâĂ©criture » (p. 65) des deux penseurs trouverait son origine, notamment, chez Montaigne ou Pascal.
Aussi pertinentes et stimulantes soient-elles, ces diverses tentatives de renouveler la lecture de lâĆuvre cioranienne nâen achoppent pas moins toutes sur le mĂȘme Ă©cueil : le rĂ©fĂ©rent extĂ©rieur (Blanchot, Gary, Camus) auquel se voit rapportĂ© lâĂ©crivain est invariablement traitĂ© dâun point de vue « intemporel », dans son rapport avec des inquiĂ©tudes fondamentales (la finitude de la condition humaine) ou la tradition universelle (exĂ©gĂšse biblique, culture classique). De ce fait, en dĂ©pit dâune prometteuse tendance Ă ratisser plus large, la propension Ă lâanachorĂ©tisme des Ă©tudes cioraniennes se maintient.
Cette lecture abstraite de lâĆuvre trouve toutefois contrepartie dans la seconde perspective de contemporanĂ©itĂ© mise de lâavant par le collectif, Ă savoir des tĂ©moignages de proches de Cioran (Simone BouĂ©, Imre Toth) et des extraits de correspondance (Gabriel Matzneff, Jacques le Rider). Si le portrait qui sâen dĂ©gage est gĂ©nĂ©ralement fidĂšle Ă ce quâon peut lire ailleurs, certaines anecdotes apportent un Ă©clairage rĂ©vĂ©lateur sur la part dâartifice propre Ă lâimage dĂ©gagĂ©e par lâauteur. Par exemple, Yves PeyrĂ© raconte comment celui qui a pu Ă©crire « avoir commis tous les crimes hormis celui dâĂȘtre pĂšre » pouvait se montrer particuliĂšrement soucieux du bienĂȘtre des enfants des autres (p. 286). De mĂȘme, Jeanine Worms rĂ©vĂšle (sans pourtant faire elle-mĂȘme le lien) que lâappartement de la rue de lâOdĂ©on, que Cioran a toujours dit avoir obtenu par lâentremise dâune lectrice, fut en fait le fruit dâune dĂ©marche entreprise â Ă rebours, il est vrai â auprĂšs du Parti communiste français (p. 28). Enfin, une correspondance avec Jean Paulhan dĂ©voile un Cioran acculĂ© par la nĂ©cessitĂ© dâavoir Ă renouveler son titre de sĂ©jour, qui dĂ©roge momentanĂ©ment Ă ses principes de marginalitĂ© pour se faire admettre, soutenu par Saint-John Perse, Ă la SociĂ©tĂ© des gens de lettres (p. 314). On trouve en outre dans cet Ă©change Ă©pistolaire confirmation du fait, rĂ©vĂ©lĂ© par Simone BouĂ© Ă lâĂ©poque de la parution des Cahiers, que câest Paulhan qui, dans les annĂ©es 1950, relançait un Cioran dĂ©sintĂ©ressĂ© par son Ćuvre pour le pousser Ă Ă©crire (« Votre mot a exercĂ© sur moi lâeffet dâun ultimatum », p. 316)… [PDF]