DEMARS, Aurélien ; STĂNIŞOR, Mihaela-Genţiana Stănişor. Cioran, archives paradoxales : nouvelles approches critiques. Tome IV, Classiques Garnier, 2019, pp.73-83.
J’aborderai ici deux figures de la solitude chez Cioran, celles de l’ermite et du troglodyte. Force est de constater qu’il y a une tension chez Cioran dans sa conception même de la solitude. Plutôt que solitude créatrice, cette solitude essentielle de l’auteur qui s’actualiserait dans une perspective littéraire et somme toute, professionnelle, la solitude semble être un problème existentiel chez Cioran : recherchée par celui qui aurait voulu inscrire sur sa porte « toute visite est une agression », elle est également source d’effroi et de souffrance face à son gouffre intérieur. Du repli chez soi, comme au fond d’une grotte, par rejet des autres, au repli en soi par quête de soi, la solitude s’articule entre contrainte et programme de vie. Images ancrées dans le passé de l’humanité, troglodyte et ermite participent de la condamnation radicale du fait humain. Entre la caverne primitive et l’ermitage du désert s’étalent toutes les nuances de la solitude et du gouffre. Du troglodyte, Cioran a parfois les élans sauvages, la violence, la peur et le dégoût de l’autre dans un mépris de l’avancée de l’Histoire. Figure marginale, négation viscérale et primitive de la société, il y a dans la posture du troglodyte un appel instinctif de la solitude. La solitude de l’ermite, à rebours de celle du troglodyte, est une recherche, une quête spirituelle de Dieu. Si elle est également rejet de la société, elle ne l’est que par nécessité en vue d’une ouverture vers un Autre. De son propre aveu, c’est la part d’échec de cette quête qui fascine Cioran, car si l’on parvient à une révélation, c’est bien à celle de son immense solitude, de son destin sans Dieu. Dans ce cheminement vers la lucidité, la figure du troglodyte, comme figure de la solitude sans Dieu, ne serait-elle pas le résidu de cette quête ratée d’Absolu ?
L’ermite : enjeux et limites d’une solitude radicale en quête d’Absolu
Bien que Cioran se veuille non-croyant, il n’en est pas moins fasciné par ceux qui, par amour de Dieu, ont fui dans les déserts. Dès Sur les cimes du désespoir, toutes ses œuvres sont marquées par la littérature mystique. Cioran est un lecteur des mystiques, lecture qu’il n’abandonnera jamais bien que son discours évolue au fil du temps et qu’il prenne progressivement de la distance par rapport à ces auteurs. Or, entre Cioran et ces « hommes ivres de Dieu », il y a plus qu’une fascination contemplative : il y a, jusqu’à un certain point, imprégnation des souffrances, du ton et des objectifs. En effet, l’expérience mystique se fait en deux temps : le premier est négatif, c’est la certitude que tout ce qui est révélé dans cette expérience est sans commune mesure avec le connu. Ici disparaissent tous nos repères, tout ce sur quoi s’appuie notre conscience de nous-mêmes, des autres et du monde. L’indicible se profile, l’absolument autre. Le second temps est dépassement, nonsouffrance et communion avec le divin. En d’autres termes, il y a lucidité puis anéantissement. Chez Cioran, la démarche mystique se fait en dehors de la foi et, en ce sens, elle reste aux marges de l’expérience, refusant ce temps d’anéantissement en Dieu puisque Cioran constate que « cette conversion ne devait pas s’opérer en [lui], la partie positive, la plus lumineuse de la mystique [lui] étant interdite. » Puisque la foi n’est pas permise et que Cioran n’accède pas à la communion avec le divin, que dévoile ce premier temps négatif de la mystique ? Ne seraitce pas ce que Cioran, citant Ruysbroeck, qualifie de « solitude dévastée » ?
Entre Cioran qui appelle la solitude de ses vœux, sans réussir à garder à distance les importuns – et sans parvenir non plus à rester à distance – et les anachorètes fuyant toujours plus loin dans le désert, on retrouve plusieurs points communs. Notamment dans ce rejet de la société et ce projet de fuir les hommes ou du moins de s’en éloigner en vue de parvenir à une plus grande lucidité, à une connaissance du surnaturel. Comme le rappelle Jacques Lacarrière, dans son étude sur les Pères du désert, « [l]’anachorète ne s’isole de ses contemporains, ne se rebelle contre son propre siècle que pour retrouver la communauté idéale et intemporelle des chrétiens de tous les temps. » L’isolement érémitique ne se fait pas par haine des autres, mais parce que les valeurs ascétiques sont radicalement opposées à celles de la société et imposent de s’en couper. De ce point de vue, Cioran, défendant une négation viscérale, s’éloigne des ermites tout en conservant comme horizon un idéal de détachement… [PDF]