« Ignore-toi toi-même » : entretien avec Clément Rosset

Alexandre Lacroix : Vous vous méfiez d’une maxime qui passe pourtant pour une pierre angulaire de la sagesse : « Connais-toi toi-même. » Pourquoi considérez-vous qu’elle nous engage sur une mauvaise voie, dans une recherche stérile ?

Clément Rosset : Rappelons pour commencer que la formule « Connais-toi toi-même » n’est pas de Socrate, comme Platon contribue à nous le faire croire dans son Apologie de Socrate. Ce slogan, en grec gnothi seauton, était gravé sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes. C’est pourquoi il convient de voir dans cette formule un strict équivalent des promesses imprimées sur les cartes des marabouts qu’on vous distribue à la sortie du métro – « Je ferai revenir l’être aimé » – ou encore sur les caravanes des Madame Soleil – « Venez connaître votre avenir. » Le peuple grec était plutôt superstitieux, les temples attiraient nombre de pèlerins et de gogos prêts à délier leurs bourses pour entendre la parole de l’oracle. La promesse de se connaître soi-même était avant tout une bonne réclame. On se fait beaucoup d’idées nobles, aujourd’hui, sur la sagesse delphique, alors que la Pythie en transe vous livrait des paroles obscures, payées à prix d’or, censées contenir des informations codées sur votre futur : telle était la fameuse connaissance de soi des Grecs. Elle n’a par ailleurs pas grand-chose à voir, cette promesse de divination qui relève de l’escroquerie, avec la connaissance de soi telle que nous l’entendons, nous autres Modernes, et qui relève de la quête de l’identité.

A. L. : Dans Loin de moi (1999), vous écrivez que « la connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante ». Arrêtons-nous sur le premier des deux qualificatifs. Pourquoi inutile  ?

C. R. : Ma phrase est un peu elliptique, elle signifie surtout qu’il est inutile de chercher à se connaître soi-même, pour la bonne et simple raison que c’est impossible. En publiant son Traité de la nature humaine (1739), le philosophe écossais David Hume fut le premier à attirer l’attention sur l’impossibilité d’avoir accès à une authentique connaissance de soi. Nous sommes dans l’incapacité foncière de définir notre identité personnelle, quelque mal que nous nous donnions pour y parvenir. Nous connaissons des aspects de notre moi, mais pas sa totalité. Nous ne nous saisissons que comme un assemblage de perceptions disparates. Je sais si j’ai chaud ou froid, si je suis en colère ou joyeux, si telle pensée ou telle chansonnette me trotte dans la tête. Il y a une collection de sensations et d’idées qui se promènent en moi. Cela constitue-t-il pour autant une unité, une totalité dont je serais en mesure de faire le tour ? Non, rien ne m’assure de la continuité de mon être, si je le comprends comme un sujet psychologique. Je ne fais que manipuler les pièces détachées d’un ensemble qui me restera à jamais inconnu. Il n’y a pas de perception du moi. Un mot de Montaigne anticipe d’ailleurs ces arguments avancés par David Hume : « Notre fait, ce ne sont que pièces rapportées. » Cette observation me paraît d’un immense bon sens, c’est pour moi une saine évidence et pourtant, lorsque j’ai publié mon essai Loin de moi, les critiques ont pensé que je blaguais, que je soutenais un paradoxe pour le plaisir du jeu d’esprit.

Quand j’étais enfant, à la station de métro la plus proche de chez moi, il y avait une balance publique. Et, collé dessus, un autocollant publicitaire d’inspiration delphique : « Qui se pèse tous les jours se connaît bien. » Un farceur avait ajouté au feutre, sous cette phrase : « Qui se connaît bien emmerde moins les autres. » Encore un argument contre la quête de soi, et de quel poids ! Comme je racontais ce souvenir à mon éditeur, le regretté Jérôme Lindon, il explosa d’un grand rire et conclut : « Qui n’emmerde pas les autres ne va pas très loin dans la vie. »

A. L. : Vous affirmez qu’il n’y a pas de perception directe du moi. Mais si je me regarde dans un miroir, je me vois, non ?

C. R. : Quand je me regarde dans le miroir, ce n’est pas moi que je vois, et certainement pas non plus celui que voient les autres. D’abord, parce que mon image est inversée. Ensuite, parce qu’elle est réduite à une surface plane, alors que ma tête réelle est en trois dimensions. Lorsque Narcisse fait la première expérience du miroir que nous rapporte la mythologie grecque, et qu’il contemple son visage dans l’eau d’une source, il ne se reconnaît pas ; il croit en voir un autre, dont il s’éprend. Mon visage dans le miroir de la salle de bains me surprend toujours, comme s’il s’agissait de celui d’un étranger. Cette difficulté que nous avons à identifier notre reflet confirme que le moi est invisible.

A. L. : Les miroirs nous entretiennent donc dans l’illusion ?

C. R. : Je me plais en tout cas à imaginer une préhistoire de l’humanité un peu fantastique, où l’on se fichait pas mal d’avoir une bouille. Qu’est-ce qui nous prouve après tout que, pendant des centaines de milliers d’années, l’homme n’a pas vécu dans l’ignorance absolue de ce à quoi il ressemblait ? Quand il apercevait le visage d’un autre, il se disait sans doute quelque chose comme : « Tiens, voilà l’un de mes congénères. » Impossible d’établir ici rien de certain. En matière de préhistoire, les certitudes durent en gros trois ou quatre ans. Tout est contestable. C’est une science qui évolue plus vite que la physique théorique ! Cependant, je ne serais pas étonné que, durant la majeure partie de son évolution, Homo sapiens ne se soit pas tellement intéressé à ses propres reflets. En somme, je suis persuadé que la vie normale de l’humain est de scruter le visage des autres, mais de ne pas s’intéresser au sien. Certes, il y a des narcissiques, qui sont passionnés par l’image qu’ils donnent, au sens propre et figuré, cependant ils tombent dans toute sorte d’illusions sur eux-mêmes et se rendent immanquablement ridicules.

A. L. : Si le moi est inconnaissable et invisible, cela signifie-t-il pour autant qu’il n’existe pas ?

C. R. : David Hume soutient que l’identité personnelle n’existe pas, qu’elle est une illusion, et c’est en effet cette thèse que je défends à mon tour dans Loin de moi. L’objection de Hume quant à l’existence du moi, de l’antique et fameux « je », est si puissante qu’elle a tout simplement empêché Emmanuel Kant de dormir. Elle l’a tiré de son sommeil dogmatique, et c’est en partie en réaction à ces arguments que Kant a écrit la Critique de la raison pure (1781). Dans cette œuvre, Kant essaie de recoller les morceaux du vase cassé. Il reconnaît qu’on ne peut rien affirmer de certain quant à Dieu, au monde et au moi. Cependant, il maintient que, même inconnaissable, le moi existe. Pour lui, le moi n’est pas l’objet d’un savoir, mais d’une foi. En termes plus philosophiques, il explique que nous nous appréhendons sous la forme de phénomènes morcelés, discontinus, comme l’avait effectivement prévu Hume, et que, cependant, nous avons une essence, ce qu’il appelle le « noumène », qui nous reste cachée car nous ne pouvons sortir de nous-mêmes pour la contempler. De la part de Kant, c’est là une hypothèse non justifiée, un rafistolage. Mais pourquoi Kant veut-il à tout prix maintenir que le moi existe ? Parce qu’il craint que la morale ne soit balayée s’il n’y a plus de sujet de l’action. Si « je » est une fiction, suis-je encore responsable de mes actes ? Il semble, au contraire, que je puisse faire n’importe quoi. Si je n’existe pas, alors tout est permis ! La réfutation de l’existence de l’identité personnelle heurte en Kant le philosophe qui se préoccupe hautement de la moralité humaine.

A. L. : Vous ne vous contentez pas de soutenir que la connaissance de soi est impossible, vous ajoutez qu’elle est inappétissante. Pourquoi ?

C. R. : Il vous est sans doute déjà arrivé de commander un plat au restaurant, dont le nom sur la carte était très prometteur, et de vous retrouver avec un brouet assez peu ragoûtant dans votre assiette. J’estime que c’est à ce genre de mésaventure que vous expose la volonté d’introspection. L’effort que vous faites pour vous connaître vous-même risque de tourner à votre désavantage. Songez à celui qui passe un examen médical et se découvre très malade. Il se serait sans doute, dans bien des cas, mieux porté dans l’ignorance. Et puis, vous risquez de vous apercevoir que l’estime ou l’amitié que vous éprouvez vis-à-vis de vous-même est assez mal placée, qu’il n’y a pas que des actes de courage et de générosité dans votre biographie. Enfin, les gens qui parlent d’eux sans cesse, qui se lancent dans des confessions interminables, sont d’une compagnie très pénible. Ils en deviennent inappétissants.

A. L. : C’est curieux, parce que je pensais qu’avec ce qualificatif, inappétissant, vous songiez plutôt au discours des patients en psychanalyse, cette tambouille de traumatismes d’enfance, de fantasmes sexuels et de petits secrets un peu crapoteux…

C. R. : Non, je ne pensais pas du tout à cela. D’ailleurs, la psychanalyse, selon moi, apporte beaucoup plus qu’elle ne retire, la cure permet d’obtenir des explications et des lumières sur nos comportements névrotiques.

A. L. : N’êtes-vous pas tout près de vous contredire ? Si la psychanalyse nous informe sur nos comportements névrotiques, comme vous venez de l’affirmer, n’est-ce pas qu’elle permet une forme de connaissance de soi ?

C. R. : Ah non, il faut distinguer ! Il y a deux questions en jeu ici, qui ne sont pas du même ordre. D’une part, vous pouvez demander : qui suis-je ? À mon sens, cette interrogation presque métaphysique est vouée à rester sans réponse, et la psychanalyse ne l’éclaire en rien. Mais il y a cette autre demande, de nature bien différente, plus existentielle : qu’est-ce que j’ai en moi qui m’empêche de vivre de manière heureuse et satisfaisante ? Si je progresse dans la compréhension de ce qui me gêne, de ce que Spinoza appellerait les obstacles à ma puissance d’agir, cet accroissement de lumière aura un effet bénéfique sur moi. J’ai trouvé une phrase profonde chez un auteur dont vous vous douterez qu’il n’est pas très cher à mon cœur, saint Jean. Un jour où j’ai enfin réussi à lire plus de trois lignes de lui, je suis tombé sur cette affirmation : « La vérité vous rendra libres. » Je suis d’accord. L’accroissement de la connaissance de tel ou tel aspect de ma vie psychologique, de mes failles, peut m’aider à être plus heureux.

A. L. : En réfutant l’existence de l’identité personnelle, vous n’attaquez donc pas la psychologie ?

C. R. : Non, pas le moins du monde. Je réfute le « Connais-toi toi-même », qui me semble impossible et plutôt fâcheux. Mais souscrirais volontiers à un conseil comme : « Connais ce qui est contre toi. » Ou : « Essaie de savoir où le bât blesse. »

A. L. : Vous soutenez que l’identité personnelle est une illusion, un mirage, mais vous considérez néanmoins que notre identité sociale est stable et assurée, qu’elle seule est réelle. Pourquoi ?

C. R. : Imaginez que quelqu’un arrive et vous demande : « Qui êtes-vous ? » Moi, je serais bien en peine de répondre. Je ne sais pas comment me définir, comment présenter mon âme ou la décrire. Et si je me lançais dans une telle entreprise, si j’essayais d’évoquer mon identité personnelle, il y a fort à parier que je raconterais n’importe quoi, pour toutes les raisons évoquées plus haut. Cependant, je ne suis pas complètement démuni dans cette situation. Il m’est possible, loyalement, sans crainte de dire des sottises ni de me tromper, de décliner mon état civil. Mes nom et prénoms. Ma date de naissance. Ma profession. Mon adresse. Ma situation familiale. Là, on touche à du solide. J’affirme donc la pleine et entière réalité de l’identité sociale.

A. L. : Selon vous, chaque sujet humain se laisse définir par sa fiche d’état civil ou son curriculum vitae ?

C. R. : Je nuancerais un peu. Je ne prétends pas que votre être social est l’essentiel de votre personne, je suis même persuadé du contraire. Je n’ai d’ailleurs jamais supporté les colloques ni les mondanités. Je dis seulement que j’analyse mal et connais encore moins mon être non social, mon être qui est l’essentiel de ma vie, qui est plus que ma vie, qui est la vie elle-même.

Cependant, le rapport à l’identité sociale est ce qui permet de distinguer l’homme sain d’esprit du fou. Un homme sain d’esprit peut en effet vous raconter toute sorte de choses fausses sur lui-même, il peut mentir, se vanter de vertus qu’il ne possède pas et même s’en convaincre lui-même. Il reste en bonne santé. Mais le jour où vous ne vous souvenez plus de votre âge, ni de l’endroit où vous habitez, ni du lieu où vous avez passé votre enfance, ni de votre nom, c’est que vous êtes tombé dans la folie. Vous êtes malade, indubitablement.

A. L. : Un fait me trouble malgré tout. Si je lis un livre ancien de Clément Rosset, par exemple Le Réel et son double, qui date de 1976, ou un livre récent, comme L’Invisible, qui date de 2012, je retrouve exactement le même style. Un style élégant, précis, extrêmement caractérisé et reconnaissable en quelques lignes. Votre style est resté le même à plus de trente ans d’intervalle. Si le moi n’est que « pièces rapportées », collection d’humeurs disparates, comment expliquer que vous n’écriviez pas un jour dans le style de Descartes et l’autre dans celui de Hegel ou Derrida ? Qu’est-ce qui garantit, s’il n’y a pas d’identité personnelle, l’unité de votre style dans le temps ?

C. R. : Soit, il y a une sorte de mystère de la permanence de certains traits du caractère. Je ne sais pas bien vous répondre sur ce point, sans doute me concerne-t-il de trop près. Je peux vous dire en tout cas que nous vivons une époque effrayante de narcissisme, et tout ce qu’on fera pour dissuader nos contemporains de se contempler le nombril sera de salubrité publique.

A. L. : Une dernière question : si la connaissance de soi est un leurre, reste-t-il possible de connaître les autres ?

C. R. : Pas plus ! À ce sujet, laissez-moi évoquer une chanson que j’aime bien, de Boby Lapointe, « Andréa, c’est toi ». C’est une chanson exceptionnelle puisqu’il s’agit d’un duo, exercice auquel se prêtait rarement Boby Lapointe. On entend d’abord un ténor, qui entonne une chanson d’amour lyrique et pathétique, sorte de barcarolle italienne d’une sentimentalité exagérée. Entre chacune de ses phrases, Boby lance des commentaires furieux, il mime celui qui ne comprend pas et prend la mouche. Ainsi, quand le premier s’exclame : « Veux-tu m’aimer ? », Boby réplique : « J’en veux pas de ta mémé moi ! » Quand l’amant éperdu demande : « Dis, à m’aimer consens, va ! », l’autre entend : « Dis à mémé qu’on s’en va ? Oh, dis-le-lui toi-même. » Cette chanson me fait rire et me touche parce qu’au-delà des jeux de mots, j’y vois une illustration de l’incommunicabilité foncière entre les hommes. Le langage n’est pas un outil de communication fiable ; l’incompréhension, le fossé, l’impossibilité de tout contact sont la règle. À notre époque où tout un catéchisme prône les vertus de la compréhension de l’autre, de l’ouverture à autrui, je vois là un rappel à l’ordre rafraîchissant. Boby Lapointe fait bande à part dans l’histoire de la chanson française. Chez lui, les sentiments sont moins exaltés que chez les autres ou, pour le dire plus précisément, les sentiments se dissolvent dans les contresens. Quand Jacques Brel bêle : « Ne me quitte pas » et se met à pleurer, Boby Lapointe s’amuse : « Ta Katie t’a quitté/ Tic-tac tic-tac/ T’es cocu qu’attends-tu ?/ Cuite-toi t’es cocu/ T’as qu’à, t’as qu’à t’cuiter/ Et quitter ton quartier… » Moralité : la communication est impossible, surtout en amour. Et l’idéal de transparence des êtres les uns aux autres est voué à se dissoudre dans les jeux de mots et les malentendus.

ROSSET, Clément, La joie est plus profonde que la tristesse. Entretiens avec Alexandre Lacroix. Paris : Éditions Stock, 2019.

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