Le Monde, 22 juin 1995
FILS D’UN PRÊTRE orthodoxe roumain, Cioran eût préféré être le rejeton d’un bourreau. Traître à sa langue maternelle en choisissant d’écrire en français, il avait accablé de son dédain ses compatriotes, ces « paysans intemporels épris de leur torpeur et comme éclatant d’hébétude ». Son premier livre s’intitulait Sur les cimes du désespoir ; il eût aimé qu’on dît de lui, comme d’un suicidé : « Cioran, sur les cimes du désespoir, a entrepris d’écrire. »
Dans sa jeunesse, ce qui n’était pas intense lui semblait « nul ». Il s’insurgeait déjà dans ses articles contre les théories des professeurs une idée vivante doit être saignante, disait-il et, admirateur de Georg Simmel, il regrettait que si peu des souffrances de l’humanité fussent passées dans la philosophie. Aussi, quand il arriva à Berlin en 1933, il se tourna vers les expressionnistes, dont Oskar Kokoschka, avec son culte du « masochisme métaphysique », lui paraissait le meilleur représentant. C’est après son retour dans son pays natal, en 1935, qu’il rédigea La Transfiguration de la Roumanie (1937), un livre nationaliste et provocant, contenant des propos antisémites et xénophobes il qualifiera plus tard ces pages de « prétentieuses et stupides » qui vont alimenter le débat autour de sa personne (lire ci-dessous l’article d’Edgar Reichmann)… [+]