“Cioran et le ressassement dédoublé” – Michel JARRETY

La possibilité d’une réflexion sur le ressassement me semble liée, dans le cas de Cioran, à la levée d’une hypothèque : je veux dire qu’il est nécessaire, à titre de préalable et avant d’y revenir, de dégager son œuvre de la tradition classique des moralistes vers laquelle on a cru pouvoir trop souvent la rabattre1. À titre de préalable, parce que s’autoriser d’un certain ton universel, de la pratique de l’aphorisme, ou bien encore d’un pessimisme peu discutable pour faire de lui une manière de penseur de la nature humaine dont les livres seraient destinés à la communauté de ses semblables, c’est je crois se méprendre sur le sens d’une écriture au contraire constamment tournée vers celui qui écrit parce qu’elle est nouée à l’épreuve de l’existence, une écriture dont le mouvement échappe à toute cohérence systématique parce qu’elle s’est construite sur des tensions irrésolues, une écriture enfin qui, en dépit de cette perfection dont j’essaierai de rendre raison, ne cesse pas d’échapper à toute forme d’apaisement. A la différence en effet de ce qui advenait à l’âge classique, Cioran s’écarte des valeur collectives jusqu’en une sorte d’amoralisme et se dégage précisément de l’ordre commun pour affirmer le soulèvement d’un être séparé, et une sorte de solitude essentielle parce que convoitée. Toute socialité se trouve congédiée et la nervure de l’œuvre se découvre bien plutôt dans un travail de négation dont je voudrais montrer qu’il n’est pas séparable, de fait, de ce qui peut s’analyser comme ressassement. L’écriture est alors la fidélité de la forme à la force de ce refus constamment reconduit parce que Cioran ne cesse de se penser comme un Sujet indélivré qui garde le goût de son indélivrance en même temps qu’il en souffre, et du même coup ne s’en dégage que pour aussitôt y revenir. Nos blessures certainement nous font mal, mais les irriter ne va pas chez lui sans plaisir : « Je suis l’homme du refrain, note-t-il dans un Cahier de 1968, en musique, en philosophie, en tout. J’aime tout ce qui est obsédant, lancinant, haunting, tout ce qui fait mal par la répétition, par cet interminable retour qui touche aux dernières profondeurs de l’être et y suscite un mal délicieux et cependant intolérable » (C.550).

J’ai parlé de force, et précisément tout se joue dans l’excès : rien ici d’une mesure classique, mais au contraire la recherche violente, et impossible à satisfaire en raison de cette violence même, d’un accommodement avec la vie que l’inconvénient d’être né lui impose. La pensée de Cioran, en effet, semble ne s’être construite que dans une opposition générale, délibérée, massivement reconduite : à l’homme et à l’Histoire, à la connaissance aussi bien qu’au progrès, à la réalité du monde comme à la présence possible de Dieu. Mais opposition, dans le même temps, qui ne s’est jamais accomplie dans l’acceptation d’un refus, dans la sérénité d’une négation pacifiée parce que satisfaite de son renoncement ou de sa destruction. « Ma force, écrit Cioran dans un Cahier de 1962, est de n’avoir trouvé réponse à rien » (C. 83). Etrange force si on continue de faire de lui un penseur ou un moraliste dont l’échec, précisément, eût été de ne pas trouver de réponse. Mais force majeure, au contraire, si l’on mesure que ce qui importe à ses yeux, c’est une négation ressassée, et ressassée pour cette raison que tout apaisement est selon lui mortifère. Demeurer dans l’indélivrance, dans l’in-quiétude de la réponse absente, c’est s’assurer d’une vigueur à coup sûr difficile à vivre, mais qui cependant est la vie même parce que seule la souffrance nous assure la conscience d’exister. Se délivrer de la souffrance par l’écriture, par la pensée du vide ou par toutes les formes d’oubli du réel, est alors certainement une exigence première, mais qui ne saurait durer ni s’accomplir sans ouvrir à la mort. Le Précis de décomposition l’affirme très tôt : « Le salut finit tout ; et il nous finit. Qui, une fois sauvé, ose se dire encore vivant ? On ne vit réellement que par le refus de se délivrer de la souffrance et comme par une tentation religieuse d’irréligiosité » (Œ. 604).

Que la pensée de Cioran soit plus qu’une autre, par le retour de certains des thèmes que je viens rapidement d’évoquer, une pensée du ressassement, je ferai donc ici l’économie de le démontrer pour m’attacher plutôt à ce qu’on peut essayer d’approcher comme l’origine de ce ressassement — et d’autre part à ses modalités. Si l’écriture du ressassement nous réunit ici, c’est assurément qu’il s’agit d’un fait littéraire. Mais on ne saurait néanmoins oublier que la forme qu’il peut revêtir est étroitement nouée à l’inquiétude existentielle qui souterrainement la travaille et justement l’informe. Déchiffrable dans l’écriture, le ressassement échappe à la littérature et la déborde de toutes parts. La littérature se dérobe en lui qui n’est pas simplement un effet de surface, un pur miroitement d’écriture. Il la met en question en nous contraignant à envisager autrement ses limites — je veux parler de son commencement et de sa fin. Le ressassement sans doute touche à l’absence de fin, et la force de Cioran fut justement de n’avoir rien trouvé. Mais il nous rabat surtout du côté de l’origine, et sans doute chez certains écrivains vers une sorte de faille fondatrice et souvent innommée. Or ce que la lecture des Cahiers désormais publiés nous impose, c’est la conscience qu’eut l’écrivain d’une telle fêlure originelle : « Je ne sais pas quand, à quel âge, quelque chose s’est brisé en moi qui détermina le cours de mes pensées et le style d’une vie inaccomplie » (C.99). Inaccomplissement d’une vie, mais aussi bien d’une œuvre qui justement ne parvint pas à cette réponse qui aurait justifié la vie. Il n’y a donc pas eu de projet par lequel se serait fondé véritablement son devenir-écrivain, et si l’on songe aux stades de l’existence que Kierkegaard a définis, tout porte à croire que Cioran est resté à ce stade esthétique où s’affirment de perpétuels commencements par lesquels le sujet tour à tour se cherche et se fuit dans une liberté préservée. Mais il n’a pas pu accéder à ce qui selon Kierkegaard vient après, à ce stade éthique où s’affirme l’engagement dans le monde et l’acceptation du Bien et du Mal. D’où cette affirmation brutale qu’on aurait tort de prendre pour un signe de légèreté : « Je ne me soucie pas […] des conséquences d’une phrase, d’un aphorisme, je me sens libre à l’égard de toute catégorie morale » (E. 181). Et cette liberté n’est pas séparable de la recherche d’une libération personnelle et individuelle. Il n’a jamais choisi de devenir lui-même dans l’acceptation de son être, préférant s’établir à demeure dans la distance de celui qui ne vit que dans des moments éclatés… [+]


ÉCRITURES DU RESSASSEMENT

Éric Benoit, Michel Braud, Jean-Pierre Moussaron, Isabelle Poulin and Dominique Rabaté (ed.)

Répétition, reprise, retour, épuisement, correction, réexamen, leitmotiv, variation : aucun terme ne semble convenir aussi bien que celui de ressassement pour désigner des modes d’écriture propres à la modernité.

L’hypothèse de départ de ce livre collectif est précisément que le ressassement fonde des façons d’écrire inédites, et plus profondément nous conduit à envisager autrement la définition de la littérature. Du journal intime à l’incessant murmure beckettien, il s’agit d’examiner les formes paradoxales d’une parole qui semble en-deça ou au-delà de la littérature. De nature dynamique, le ressassement est aussi jaillissement, force d’extériorisation, jubilation du langage.

Le sujet qui, dans l’écriture ressassante, s’expose, se tourne et se retourne, ne cesse de parler, de se parler, de se relire : il invente ainsi un rythme singulier, découvre l’empire des mots, l’emprise sur lui des voix multiples qui le font parler, écrire. Renonçant à vraiment finir, l’écrivain moderne se voue à l’incessant.


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