Atelier de traduction, 1, Editura Universităţii din Suceava, 2004, p. 67.
« On n’habite pas un pays, on habite une langue. » (Cioran)
Introduction
Une analyse de l’œuvre d’Emil Cioran (1911-1995), écrivain français d’origine roumaine, suppose une confrontation avec le problème de l’impossibilité de comprendre le texte, impossibilité qui résulte non seulement de l’ambiguïté extrême de l’œuvre, mais aussi de la multitude de références (explicites ou implicites) aux divers textes des époques et des zones linguistiques différentes. Cioran, écrivain intertextuel par excellence, aime employer la voix des autres créateurs présents dans l’espace littéraire. On pourrait se demander quels rapports il aurait pu avoir avec le domaine de la traduction, car il n’a pas été un traducteur proprement dit dont l’œuvre soit constituée de traductions dans l’usage courant du terme (« Texte ou ouvrage donnant dans une autre langue l’équivalent du texte original qu’on a traduit, syn. version »). Et pourtant, Cioran représente un cas à part en vue d’une éventuelle discussion sur les problèmes de la traduction pour plusieurs raisons : sa décision de rompre avec sa langue maternelle et de choisir comme langue de création le français, après avoir déjà publié cinq livres en roumain, est la conséquence d’une entreprise de traduction ; ensuite, tout au long de ses écrits (Œuvres, Cahiers) on observe la présence permanente des langues étrangères, ainsi que la récurrence de nombreuses considérations sur la traduction. Dans les lignes qui suivent nous nous proposons de démontrer l’idée que pour Cioran la traduction représente un véritable procédé de création littéraire ; il s’attache à l’activité de traduction afin d’y puiser les matériaux constitutifs de ses livres à venir et d’acquérir une vision plus correcte non seulement de la signification des mots employés, mais aussi de son propre moi en tant que moi créateur.
Dans un premier temps nous allons présenter quelques réflexions sur le rapport entre la traduction et la création littéraire, ensuite nous préciserons les conditions dans lesquelles s’est opérée la rupture de Cioran avec sa langue maternelle, ainsi que les conséquences d’une telle décision. La troisième partie de notre étude concerne l’analyse de la pratique de traduction telle qu’elle est faite par Cioran, pratique qui constituera ensuite la base d’une véritable poétique (dans le sens de théorie, lois, normes) de la traduction (aspect traité dans la quatrième partie). Le dernier volet de notre approche aura comme but une discussion sur le rapport que la traduction (employée aussi dans le sens de création) engendre entre son auteur et l’autre.
Traduire et écrire
En tant que créateur, Cioran est aussi un traducteur et nous pouvons envisager la notion de traduction sous l’angle de la « transposition créatrice » selon l’expression de Roman Jakobson. D’ailleurs, le travail du traducteur ressemble à celui d’écrivain, en le complétant parfois. L’effort d’une traduction est relié à l’acte d’une création, voire à la genèse littéraire. C’est plutôt dans ce sens que nous employons le terme « poétique » dans notre titre, signification qui renvoie à l’étymologie, c’est-à-dire au faire artistique, à la création (poïésis). La traduction représente un mode d’aborder la littérature, d’avoir accès à l’espace fréquenté par d’autres artistes, une manière de lire, de s’approcher de leurs œuvres. La traduction est ainsi capable d’établir des liens, une « filiation » et donne la possibilité à celui qui la pratique de se situer dans le voisinage de cette tradition culturelle.
L’acte de traduire, tout comme l’acte d’écrire, est un travail d’approximation et aussi un moyen de penser la langue et l’écriture, de « récrire l’œuvre d’autrui », de se placer tout proche de son engendrement. Dans ce sens, Valéry observait que « le travail de traduire, mené avec le souci d’une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque manière chercher à mettre nos pas sur les vestiges de ceux de l’auteur. » (in Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger – Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, 2002, p. 272) L’idée que la traduction est une activité créatrice remonte en effet à August Wilhelm Schlegel qui affirmait en 1796 qu’« il est facile de démontrer que la traduction poétique objective est de la vraie culture, une nouvelle création. » Dans son livre L’épreuve de l’étranger (p. 294-295), Antoine Berman observe que l’existence du rapport « consubstantiel » entre les « lettres » et la traduction a déjà été signalée par Novalis, A.W. Schlegel, Baudelaire, Proust et Valéry. Selon Valéry, « Ecrire quoi que ce soit […] est un travail exactement comparable à celui qui opère la transmutation d’un texte d’une langue dans une autre » (Variations sur les Bucoliques, Gallimard, Paris, 1957, p. 24). Le travail de l’auteur et le travail du traducteur sont au premier degré des travaux d’écriture, le traducteur étant « un écrivain au même titre que l’auteur, et ses problèmes sont les mêmes : trouver le mot juste, balancer le rythme d’une phrase, trouver le moyen de provoquer tel ou tel effet par tel ou tel expédient linguistique » (Françoise Wuilmart, « La traduction littéraire dans l’Europe actuelle », in Europe et traduction, textes réunis par M. Ballard, Presses de l’Université d’Artois et Presses de l’Université d’Ottawa, 1998, p. 388).
La question de la langue : le changement de langue et la création dans une langue d’emprunt
Dans Critique et vérité (1966) Roland Barthes affirmait : « est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l’instrumentalité ou la beauté ». Dans l’esprit de cette remarque on doit penser que Cioran se veut écrivain, car, par sa décision d’écrire en français et de rompre avec sa langue maternelle, il choisit un langage qui lui « fait problème ». Cette deuxième langue, le français, imposée comme nouvelle « langue maternelle » deviendra langue de création littéraire. Mais, Cioran ne reste pas pétrifié dans les confins d’une seule « deuxième » langue. Son écriture est une traversée d’autres écritures appartenant non seulement à des espaces littéraires différents mais, parfois, ces autres écritures apparaissent dans leur état linguistique « original ».
Quand aux conditions dans lesquelles s’est opérée la rupture avec sa langue maternelle on doit mentionner les aspects suivants : élevé dans un contexte multiculturel, Cioran choisit Paris (ville cosmopolite) comme lieu de son « exil ». Il change de langue, il s’exile dans une autre langue afin de se libérer, de se connaître soi-même, afin de créer. Conformément à sa région d’origine (la Transylvanie : zone d’interférence des cultures allemande, hongroise, roumaine) et à sa formation philosophique, Cioran aurait dû être un bilingue roumain-allemand. Il ne découvre le français qu’après son entrée dans le milieu intellectuel bucarestois des années ’30. Une fois entré dans l’espace de l’écriture française, Cioran ne le quitte plus (pour revenir au roumain) ; en essayant de traduire en roumain un poème de Mallarmé il comprend l’inutilité d’une telle démarche et décide de choisir définitivement le français comme langue d’expression quotidienne et littéraire : « C’est le plus grand accident qui puisse arriver à un écrivain, le plus dramatique. […] J’ai écrit en roumain jusqu’en 1947. Cette année-là, je me trouvais dans une petite maison près de Dieppe, et je traduisais Mallarmé en roumain. Soudain, je me suis dit : ‘‘Quelle absurdité ! A quoi bon traduire Mallarmé dans une langue que personne ne connaît ?’’ Alors, j’ai renoncé à ma langue. Je me suis mis à écrire en français, et ce fut très difficile, parce que, par tempérament, la langue française ne me convient pas : il me faut une langue sauvage, une langue d’ivrogne. Le français a été pour moi une camisole de force. Écrire dans une autre langue est une expérience terrifiante. On réfléchit sur les mots, sur l’écriture. […] En changeant de langue, j’ai aussitôt liquidé le passé : j’ai changé complètement de vie. Même à présent, il me semble encore que j’écris une langue qui n’est liée à rien, sans racines, une langue de serre. » (Entretien avec Fernando Savater, 1977, Entretiens, Paris, Gallimard, 1995, p. 28-29)… [PDF]