PHILITT – Philosophie, LittĂ©rature et CinĂ©ma, 8 octobre 2017
Nietzsche a bien montrĂ© les deux visages du nihilisme. Lâun est le nihilisme passif. Il dĂ©valorise ce qui est, au profit de ce qui « devrait » ĂȘtre. Câest un nihilisme de critique du monde rĂ©el. Câest, pour faire court, le nihilisme de Schopenhauer. Lâautre nihilisme est ce que Nietzsche appelle un nihilisme actif. Câest un bon nihilisme. Il met Ă terre ce qui tombe. Il accĂ©lĂšre la chute de ce qui est en train de mourir. Et ainsi, il aide Ă la renaissance de ce qui est sain. Le nihilisme russe est lâun des plus importants courants de pensĂ©e traversĂ© par cette question du nihilisme. Il nâĂ©chappe pas aux contradictions quâavait vues Nietzsche, entre nihilisme passif, nĂ©gatif, et nihilisme actif, affirmatif. Explications.
Tourgueniev emploie le mot nihiliste dans PĂšres et fils (1861).
« â Voulez-vous que je vous dise exactement, mon oncle, quel homme est Bazarov ?
â Je tâen prie, mon cher neveu.
â Il est nihiliste.
â Comment ? demanda Nicolas Petrovitch [âŠ]
â Il est nihiliste, rĂ©pĂ©ta Arkadi.
â Nihiliste, dit Nicolas PĂ©trovitch, cela vient du latin ânihilâ, ârienâ, autant que je puis en juger ; donc ce mot dĂ©signerait un homme qui⊠qui ne veut rien. »
Ne rien vouloir, câest la dĂ©finition mĂȘme dâun nihilisme passif. Raffinons tout de mĂȘme lâexplication. Bazarov est dĂ©fini chez Tourgueniev comme « un homme qui ne sâincline devant aucune autoritĂ©, qui nâaccepte aucun principe sans examen, quel que soit le respect dont ce principe est entouré ». Rien sans examen ? Mais on croirait lire Descartes ! Bazarov, chez Tourgueniev, ne croit quâen la science. En dâautres termes, il croit en ce qui existe de maniĂšre autonome, par un mouvement qui Ă©chappe Ă lâhomme. Il y a ainsi une part de nihilisme actif chez Bazarov : il faut selon lui que lâhomme se dĂ©prenne de lui-mĂȘme au profit de la science. Pourquoi la science comme remĂšde ? Parce que le nihilisme russe veut dĂ©livrer, par la science, la culture, et lâhomme, du romantisme. Le romantisme selon Bazarov est tout ce qui est culture non scientifique. Ce nihilisme est parfois dĂ©fini comme un « rĂ©alisme », ainsi par Dimitri Pissarev (1840-1868), membre du cercle de Tchernychevski. « La nature nâest pas un temple, mais un atelier », Ă©crit-il. Il dit encore : « Jâaimerais mieux ĂȘtre un cordonnier russe quâun RaphaĂ«l russe. »
Câest une permanence du nihilisme russe que de vouloir dĂ©senchanter le monde. Le nihilisme prĂ©tend vouloir voir clair. Et voir clair, câest voir le rien. Câest voir la non-valeur des choses. LĂ encore, nous sommes proches dâun nihilisme passif au sens de la grille de lecture de Nietzsche. Le rĂ©el, ce qui est lĂ , ne vaudrait rien. Au profit de ce qui nâexiste pas ? Existera peut-ĂȘtre demain ? ou plus probablement jamais ? Mais il y a dâautres visages du nihilisme russe. Ainsi Tchernychevski, le « rĂ©aliste » dĂ©jĂ citĂ©, auteur dâun roman nommĂ© Que faire ?, comme le futur essai politique de LĂ©nine, est le thĂ©oricien dâune sociĂ©tĂ© paysanne, libĂ©rĂ©e de lâexploitation. Il nie la lĂ©gitimitĂ© de lâautocratie, mais câest avant tout un populiste et un socialiste. Il nây a rien de nihiliste passif chez lui, mĂȘme si on lâassimile parfois aux nihilistes. Il croit que dans le rĂ©el, il y a la science, et que celle-ci, prise en main par lâhomme, peut le libĂ©rer de lâexploitation. Il ne nie pas son Ă©poque, il veut la devancer, il veut, selon ses propres mots « prĂ©dire lâaurore qui allait se lever et [avoir] le courage de saluer sa venue ». Bref, il part toujours du rĂ©el, du moins tel quâil le voit. Câest un nihilisme actif au sens de Nietzsche : il sâagit dâaccompagner la chute de ce qui va tomber. Et doit tomber, car on ne se dĂ©barrasse pas facilement dâun jugement de valeur sur le rĂ©el… [+]