“Recommencer la Connaissance” – CIORAN

Croire à l’histoire, c’est convoiter le possible, c’est postuler la supériorité qualitative de l’imminent sur l’immédiat, c’est se figurer que le devenir est assez riche par lui-même pour rendre l’éternité superflue. Que l’on cesse d’y croire, aucun événement ne conserve la moindre portée. On ne s’intéresse plus alors qu’aux extrémités du Temps, moins à ses débuts qu’à son achèvement, à sa consommation, à ce qui viendra après lui, quand le tarissement de la soif de gloire entraînera celui des appétits, et que, libre de l’impulsion qui le poussait en avant, déchargé de son aventure, l’homme verra s’ouvrir devant lui une ère sans désir.

S’il nous est interdit de recouvrer l’innocence primordiale, en revanche nous pouvons en imaginer une autre et essayer d’y accéder grâce à un savoir dépourvu de perversité, purifié de ses tares, changé en profondeur, « repenti ». Une telle métamorphose équivaudrait à la conquête d’une seconde innocence, laquelle, survenue après des millénaires de doute et de lucidité, aurait sur la première l’avantage de ne plus se laisser prendre aux prestiges, maintenant usés, du Serpent. La disjonction entre science et chute une fois opérée, l’acte de connaître ne flattant plus la vanité de personne, aucun plaisir démoniaque n’accompagnerait encore l’indiscrétion forcément agressive de l’esprit. Nous nous comporterions comme si nous n’avions violé aucun mystère, et envisagerions nos exploits de tout ordre avec éloignement, sinon avec mépris. Il s’agirait ni plus ni moins que de recommencer la Connaissance, c’est-à-dire d’édifier une autre histoire, une histoire dégrevée de l’ancienne malédiction, et où il nous fût donné de retrouver cette marque divine que nous portions avant la rupture avec le reste de la création. Nous ne pouvons vivre avec le sentiment d’une faute totale, ni avec ce cachet d’infamie sur chacune de nos entreprises. Comme c’est notre corruption qui nous fait sortir de nous-mêmes, qui nous rend efficaces et féconds, l’empressement à produire nous dénonce, nous accuse. Si nos œuvres témoignent contre nous, n’est-ce point parce qu’elles émanent du besoin de camoufler notre déchéance, de tromper autrui, et, plus encore, de nous tromper nous-mêmes ? Le faire est entaché d’un vice originel dont l’être semble exempt. Et puisque tout ce que nous accomplissons procède de la perte de l’innocence, ce n’est que par le désaveu de nos actes et le dégoût de nous-mêmes que nous pouvons nous racheter.

CIORAN, “Désir et horreur de la gloire”, La Chute dans le temps (1964). In: Oeuvres. Paris: Gallimard, 1995.

To believe in history is to lust for the possible, to postulate the qualitative superiority of the imminent over the immediate, to imagine that Becoming is rich enough in and of itself to make eternity superfluous. Once we cease believing this, no event preserves the slightest significance. We are then interested only in the extremities of Time, less in its beginnings than in its conclusion, its consummation, in what will come after, when the exhaustion of the thirst for fame will involve the exhaustion of all appetites, and when, free of the impulse that drove him onward, unburdened of his adventure, man will see opening before him an era without desire.

If we are forbidden to regain our primordial innocence, at least we can conceive another one, and can try to accede to it by means of a knowledge stripped of perversity, purified of its flaws, transformed in its depths, “reclaimed.” Such a metamorphosis would be equivalent to the conquest of a second innocence, which, appearing after ages of doubt and lucidity, would have the advantage over the first one of no longer being deluded by the (now exhausted) prestige of the Serpent. The disjunction between knowledge and the Fall effected, the act of knowing no longer flattering anyone’s vanity, no demoniac pleasure would still accompany the mind’s necessarily aggressive indiscretion. We would behave as if we had violated no mystery, and would envisage all our exploits with detachment, if not with contempt. It would be a question of neither more nor less than beginning Knowledge all over again, that is, of constructing another history, a history released from the ancient curse, and in which it would be our task to rediscover that divine mark we bore before the break with the rest of Creation. We cannot live with the sentiment of a total sin, nor with the seal of infamy on each of our undertakings. Since it is our corruption which takes us out of ourselves, which makes us effective and fruitful, the eagerness to produce gives us away, accuses us. If our works bear witness against us, is this not because they emanate from the need to camouflage our collapse, to deceive others, and still more, to deceive ourselves? Doing is tainted with an original vice from which Being seems exempt. And since all we accomplish proceeds from the loss of innocence, it is only by the disavowal of our actions and the distaste for ourselves that we can be redeemed.

CIORAN, “Fame: Hopes and Horrors”, The Fall Into Time. Transl. by Richard Howard. Chicago: Quadrangle Books, 1970.

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